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l’on apporte à la lecture de toute autre histoire. Quand Tite-Live ou Dion Cassius nous parlent de choses qui s’accordent avec notre propre expérience de l’ordre de la nature, nous avons confiance en leurs paroles, et nous plaçons leurs récits dans les annales de l’histoire croyable ; mais quand ils racontent que des veaux ont parlé, que des statues ont sué du sang, quand ils énoncent d’autres faits aussi contraires au cours de la nature, nous rejetons ces merveilles au rang des fables qui n’appartiennent pas à l’histoire… C’est à ce libre exercice de la raison que j’en appelle pour la justification du caractère de Jésus. Nous trouvons dans les écrits de ses biographes des élémens de deux natures bien distinctes : d’abord une espèce de canevas, tissu grossier d’ignorance vulgaire, de choses impossibles, de superstitions, de fanatisme et d’impostures ; puis, se mêlant à tout ce fatras, les idées les plus sublimes sur l’Être suprême, les préceptes de la plus pure morale, sanctionnés par une vie d’humilité, d’innocence et de simplicité de mœurs. Voilà des choses que les écrivains qui les rapportent étaient incapables d’inventer. Devons-nous être embarrassés pour séparer de semblables matériaux, et pour attribuer à chacun ceux qui lui appartiennent ? La différence est frappante pour l’œil et pour l’intelligence, et nous pouvons faire en lisant la part de chacun[1]. » Quel chemin a parcouru la raison humaine ! Elle ne propose plus modestement ses doutes ; elle s’érige en souveraine et en règle ; elle répudie tout ce qui la choque. Jefferson n’a plus les ménagemens de Locke et de Jean-Jacques ; à ses yeux, Jésus est un homme supérieur et pur dont l’ignorance et le fanatisme ont défiguré la vie. Jésus, suivant Jefferson, a pu prendre les élans de son beau génie pour des inspirations d’un ordre supérieur, sans avoir eu pour cela l’intention de tromper les hommes. Les opinions de Jefferson sont celles d’un homme positif et pratique qui veut tout expliquer par les vraisemblances et les habitudes de la vie ordinaire. Aussi, dans les conseils qu’il adresse aux unitaires, les conjure-t-il de ne jamais fabriquer de formules de croyance, de professions de foi, enfin de ne jamais abandonner la morale pour les mystères, et Jésus pour Platon.

Mais il est une philosophie supérieure à ces données d’un rationalisme un peu vulgaire. Contemporain de Locke, Spinosa avait sondé la nature des choses à une bien autre profondeur. Quand au milieu du XVIIe siècle, Spinosa publia son Tractatus theologico-politicus,

  1. Correspondance de Jefferson, lettre à William Short.