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tiellement bonnes dans cette colonie, mais dont le caractère dur et inflexible a excité tant de ressentiment, se plaisait à humilier la noblesse par des actes de despotisme. Il avait persécuté le marquis de Casa-Calvo, qui, à force de souffrir, finit par mourir en exil. Quelque temps après, le général Tacon donnait un grand dîner. Plusieurs cuisiniers furent mis en réquisition ; mais le meilleur était le nègre Antonio, appartenant à la marquise d’Arcos, fille du malheureux Casa-Calvo. Le gouverneur, ébloui par le prestige de sa haute position, pensa que rien ne devait lui résister, et demanda le cuisinier à sa maîtresse, qui, comme vous le pensez bien, le refusa. Le capitaine-général, piqué au vif, fit offrir à l’esclave, non-seulement la liberté, mais une forte récompense, s’il quittait ses maîtres pour venir chez lui ; à quoi l’esclave répondit : « Dites au gouverneur que j’aime mieux l’esclavage et la pauvreté avec mes maîtres, que la liberté et la richesse avec lui. »

Les hommes libres de couleur jouissent parmi nous des garanties et des droits accordés aux colons. Ils font partie de la milice et peuvent s’élever jusqu’au grade de capitaine. Les compagnies de gens de couleur sont toujours les plus empressées à défendre l’ordre public. Plus favorisés, plus heureux que les mulâtres de Saint-Domingue, nos hommes de couleur, loin de chercher à les imiter, sont toujours prêts à sévir contre les révoltes des esclaves. Fiers de se sentir rapprochés de la caste blanche par des lois libérales, ils tâchent de se détacher complètement d’une race dégradée.

Il me reste peu de chose à ajouter sur ce grave sujet ; je me bornerai à une dernière observation.

Supposons que les Anglais parviennent à obtenir sans secousse, sans trouble, l’émancipation des esclaves dans nos colonies ; quelle sera chez nous l’existence de plus de sept cent mille nègres en face de trois cent mille blancs ? Leur premier sentiment, leur premier besoin, quel sera-t-il ? Ne rien faire. Je l’ai dit, un travail régulier leur est insupportable ; la force a seule pu les y soumettre. Les colonies anglaises, après avoir répandu plus de 25 millions de francs, n’ont obtenu d’autre résultat que la ruine de l’agriculture et la transformation de l’ancien esclavage en un état d’oisiveté et de vagabondage plus malheureux et plus immoral que la servitude. N’avons-nous pas encore sous les yeux le triste résultat de la révolution de Saint-Domingue, île jadis riche, florissante, splendide, aujourd’hui pauvre, inculte, délaissée, et produisant à peine de quoi nourrir ses oisifs habitans, toujours ivres de vin et de fumée de tabac ? La