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LES ESCLAVES DANS LES COLONIES ESPAGNOLES.

vieille infirmière assistait les nègres de mon frère. Elle avait été son esclave ; mais, bien qu’affranchie depuis long-temps, elle continuait son service comme par le passé. La maladie s’attaqua à elle ; aussitôt elle fit prier son maître de venir la voir : « Mi amo, je vais mourir, lui dit-elle ; voici dix-huit onces que j’ai encore amassées ; c’est pour vous… Cette petite monnaie, su merced la partagera entre mes camarades… Quant à ce bon vieux (son mari), il va mourir aussi (il se portait bien) ; mais en attendant, si su merced veut, elle peut lui donner une once par-ci par-là pour l’aider à traîner sa vie… » La pauvre vieille ne mourut pas, mais elle guérit d’une manière qui mérite d’être racontée. Mon frère, dont la charité angélique se portait partout où l’on souffrait, ne voulut pas quitter la pauvre patiente, et envoya par écrit au médecin des détails sur l’état de la malade, lui demandant de prompts secours pour elle. Dans la violence du mal, les gens de l’art ne suffisaient pas, et souvent les ordonnances se transmettaient d’un infirmier à l’autre, à quelques modifications près. Mon frère reçut, en réponse à sa lettre, trois paquets de poudre, avec injonction verbale de les administrer d’heure en heure. Ce ne fut qu’à grand’peine qu’on parvint à les faire prendre à la malade, qui se mourait… Un instant après arrive le médecin. — Eh bien ! dit-il. — Elle a tout pris. — Comment ? — Avec peine, mais elle a tout avalé. — Avalé ! Vous l’avez tuée ! Cette potion était destinée à tout autre usage… Et mon frère de se désespérer d’avoir causé la mort de la pauvre vieille femme. Il l’avait sauvée. La négresse se calma un instant après avoir absorbé la dernière potion, dormit profondément, guérit, et maintenant elle continue à soigner ses malades.

Je citerai un autre fait qui prouve à la fois l’élévation et la délicatesse d’ame d’un esclave. Le comte de Gibacoa possédait un nègre qui, voulant s’affranchir, demanda à son maître le prix auquel il l’imposait. — Aucun, lui répondit son maître ; tu es libre. — Le nègre ne répondit rien, mais il regarda son maître. Une larme brilla dans ses yeux, puis il partit. Au bout de quelques heures, il rentra accompagné d’un superbe nègre bozale qu’il avait été acheter au barracone avec l’argent qu’il destinait à son propre affranchissement. — Mi amo, dit-il au comte, auparavant vous aviez un esclave, maintenant vous en avez deux !

Les nègres s’identifient avec les intérêts de leurs maîtres et sont prêts à prendre fait et cause dans leurs querelles. Le général Tacon, ancien gouverneur de la Havane, qui a fait tant de choses essen-