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LES ESCLAVES DANS LES COLONIES ESPAGNOLES.

supplications d’un mourant, ou de le jeter sur ses enfans tout dégouttant de sang et de fange ! La pitié l’emporta. On l’attacha à hâte sur le devant de la voiture et on partit…

Tandis que ceci se passait dans la sucrerie de Raphaël, le marquis de Cardenas, frère de Pepyia et dont l’habitation est à deux lieues de celle de sa sœur, avait été prévenu par un esclave du péril qui la menaçait, et accourait à son secours. En approchant de l’habitation, il aperçut un groupe de rebelles qui, poussés par un reste de fureur et par la crainte du châtiment, couraient vers les savanes y chercher un asile parmi les nègres marrons. Le marquis de Cardenas, alarmé par la nouvelle du danger que courait sa sœur, n’avait eu que le temps de monter à cheval et de partir, accompagné d’un de ses esclaves. À peine les fuyards aperçurent-ils un homme blanc, qu’ils coururent sus armés jusqu’aux dents. Le marquis s’arrêta pour attendre : c’était témérité. Mais son nègre saisissant vigoureusement par la bride le cheval du maître et le faisant retourner : « Mi amo, allez-vous-en !… je m’entendrai avec eux. » Cela dit, il donna un coup de fouet au cheval, qui partit au galop. La horde féroce se trouva face à face avec l’esclave ; celui-ci la reçut de pied ferme, pour donner à son maître le temps de s’éloigner. Ce brave et fidèle Joseph, car il est bien de conserver son nom, comme le nom d’un héros, ce vaillant et courageux serviteur, après une défense héroïque contre ces forcenés, resta étendu sur le bord du chemin, frappé de trente-six coups de machete, le crâne fendu, une oreille détachée de la tête, les membres brisés… Eh bien ! Joseph vit encore, et je le vois tous les jours. Il a plusieurs cicatrices sur le visage ; sa physionomie est douce et ouverte ; le pauvre nègre paraît heureux. Son maître lui a donné la liberté : d’abord il l’a refusée, et ne l’a acceptée plus tard qu’à la condition de rester auprès de lui, et de le servir comme par le passé.

La révolte, qui n’était point préméditée, n’eut pas de suite ; elle n’avait été motivée que par une trop rude punition infligée à un esclave par le mayoral. En se dirigeant vers la maison du maître, les révoltés voulaient seulement lui exposer leurs griefs. Les nègres demandèrent grace à Raphaël, et, à l’exception de deux ou trois des plus coupables qu’on livra à la justice, les autres furent pardonnés. Un fait à remarquer, et qui prouve l’attachement des esclaves pour leur maître, c’est que la première pensée des chefs de la révolte, avant de se soulever, fut d’arrêter le jeu des cylindres et la machine à vapeur. Sans cette précaution, la machine aurait indubitablement fait explosion et détruit la sucrerie.