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ses négresses entra chez elle : « Niña, n’ayez pas peur, lui dit-elle nous avons tout fermé, et Miguel est allé chercher le maître. » Ses compagnes, qui l’avaient suivie, entourent leur maîtresse. Les séditieux avançaient toujours, traînant une sorte de lambeau ensanglanté qu’ils se passaient de main en main, en poussant des sifflemens aigus comme les serpens du désert. « C’est le corps du mayoral ! » s’écrièrent à la fois les négresses qui, toujours groupées autour de Pepyia tâchaient de calmer ses alarmes, tandis que les nègres, dès le commencement de la révolte, couraient la campagne, à la recherche de leur maître. Les révoltés étaient déjà presque aux portes de la maison, lorsque Pepyia aperçoit par le vasistas le quitrin[1] ou voiture de son mari, qui s’avançait rapidement. La pauvre créature, qui jusque-là avait attendu la mort avec courage à côté de ses enfans, faiblit à la vue de son mari, sans armes, et venant droit vers ces furieux ; elle s’évanouit… Cependant Raphaël arrivait de front sur les esclaves enivrés de sang et tous armés. Il s’arrête en face d’eux, met pied à terre ; et sans prononcer un mot, le regard sévère, du geste seul, il leur indique la casa de purga[2]. Les esclaves cessent aussitôt leurs vociférations, lâchent le corps du mayoral, et traînant le machete[3], la tête basse, se pressent, se poussent et rentrent atterrés ! On aurait dit qu’ils voyaient dans cet homme désarmé l’ange exterminateur.

Quoique la révolte eût cédé un moment, Raphaël, qui en ignorait la cause, et qui n’était pas rassuré sur les suites, voulut profiter de cet instant de calme pour éloigner sa famille du danger. Le quitrin ne pouvait contenir que deux personnes ; il eût été imprudent d’attendre qu’on préparât d’autres voitures. On y transporta donc Pepyia, qui commençait à reprendre ses sens, et on plaça les enfans comme on put. Ils allaient partir, lorsqu’un homme percé de coups, mourant et méconnaissable, se traînant sous une des roues du quitrin, s’efforça d’y monter, et se cramponna sur le marche-pied. On lisait sur son visage pâle les signes du désespoir et les symptômes avant-coureurs de la mort ; la terreur et l’agonie se disputaient ses derniers momens. C’était le majordome blanc assassiné par les nègres, qui, après avoir échappé à leur férocité, faisait ses derniers efforts pour sauver un souffle de vie. Ses plaintes, ses prières étaient déchirantes. C’était pour Raphaël une cruelle alternative que de repousser les

  1. Voiture du pays, fort légère et commode.
  2. Le bâtiment où on épure le sucre.
  3. Arme des nègres, qui a quelque analogie avec le yataghan des Turcs.