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frappe à la porte des bojios, et chacun de se lever et d’accourir au batey[1]. Là on distribue le travail de la journée, et les nègres partent, conduits par le contra-mayoral, ou sous-chef. À huit heures, on leur porte un déjeuner composé de viande et de légumes. À onze heures et demie, au son de la cloche, ils se rendent de nouveau au batey ; là on leur distribue une ration de viande déjà cuite, pour leur épargner de la peine pendant les deux heures de leur repos. Ils l’emportent dans leur bojio, où ils préparent un ragoût abondant mêlé de force bananes, et assaisonné d’ajonjoli[2] ; puis ils ont de la zambumbia[3] à discrétion. À deux heures, la cloche les rappelle au travail jusqu’à six heures. En rentrant, ils apportent de l’herbe pour les bestiaux, et se rendent au batey au son de l’Angelus. Là, ils font à genoux la prière du soir, toujours sous la surveillance du mayoral. C’est un spectacle grand, touchant et étrange. Quatre cents esclaves prosternés prient l’Éternel à haute voix, sous l’ombrage d’arbres séculaires, en face de cette superbe nature, dorée par les derniers rayons du soleil des tropiques. À ces éclatans et sauvages accens, lancés dans les airs, on sent le cœur se prendre d’une terreur secrète. Une voix profonde semble vous dire : « Toutes les captivités se ressemblent, » et l’on est tenté de joindre sa prière à la prière commune, en s’écriant comme les enfans d’Israël : « Seigneur, quand sècheras-tu nos larmes ? quand serons-nous délivrés ? » Après l’Angelus, les nègres rentrent chez eux, font encore un repas, et se reposent jusqu’au lendemain matin. Comme on le voit, l’ordre du travail diffère peu de celui des laboureurs en France ; et, si l’esclave est surveillé plus sévèrement, il est sans contredit mieux nourri.

L’époque de la molienda[4] est la plus laborieuse, mais aussi la plus désirée. C’est le moment de miséricorde ; le maître est là, près des esclaves, qui les écoute, leur fait grace, s’ils ont mérité punition, et réprime le mayoral toujours âpre et inexorable dans ses rigueurs. Mais leur plus redoutable adversaire est le contra-mayoral, esclave comme eux, et par cela même dur et souvent cruel envers ses compagnons, surtout si tel ou tel nègre mis à ses ordres a fait partie jadis de quelque tribu ennemie de la sienne. Alors il devient féroce, implacable, par esprit de vengeance ; il harcèle sans cesse sa victime, il ne lui accorde ni repos ni quartier ; la communauté de leur destinée, au

  1. Grand espace de terrain formant le centre des bâtimens de la sucrerie.
  2. Sorte de graine piquante et aromatique, qu’ils aiment avec passion.
  3. Jus de la canne fermenté.
  4. On désigne ainsi l’élaboration du sucre.