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tandis que les Anglais et les Américains du Nord abreuvent les nègres de dégoût et de douleur par leurs cruels traitemens, par leur méprisant orgueil. Ils défendent à leurs esclaves de se chausser, et, pendant qu’on voit chez eux, comme dans les colonies françaises, ces malheureux marcher les pieds nus et souvent ensanglantés, pendant que de sveltes petites filles, aux luisantes épaules de cuivre, parées de tous les charmes de la jeunesse, mais honteuses (tant l’instinct féminin éclaire l’ignorance), osent à peine avancer leurs petits pieds sur le bord de leur courte jupe, on voit nos heureuses et insouciantes chinas[1] étaler coquettement sous les rayons du soleil, au bout de leurs jambes d’ébène, un élégant soulier de satin blanc.

La plupart des esclaves réservés au service intérieur des maisons sont nés dans l’île : on les appelle criollos[2]. Leur intelligence est plus développée que celle des Africains, et leur aspect franc et familier. Ils mènent une vie douce et sont fort indolens, d’où il résulte qu’il faut soixante ou quatre-vingts nègres pour mal faire le service intérieur d’une maison qui serait bien tenue par six ou huit domestiques d’Europe. Il y a quelques années, par fraude ou par violence, deux fils d’un cacique furent enlevés et amenés ici par un bâtiment négrier portugais. On les vendit. Peu de temps après, une ambassade de Couloumies tatoués et habillés de plumes de couleur aborda dans l’île. Ils venaient de la part de leur chef réclamer auprès du gouverneur les deux princes enlevés. Le gouverneur consentit sans difficulté à leur départ ; mais les jeunes gens refusèrent de quitter Cuba, où ils jouissaient, disaient-ils, d’un bonheur qu’ils n’avaient jamais goûté dans leur pays. Ainsi, l’état de prince en Afrique ne vaut pas celui d’esclave dans nos colonies.

Ceci ne veut pas dire que l’esclavage soit un état désirable : Dieu me préserve de le penser ! Je me borne seulement à tirer de ce fait une conséquence incontestable ; c’est que les bienfaits de la civilisation et des bonnes institutions corrigent même l’esclavage, et le rendent préférable à l’indépendance dépouillée de tout bien-être matériel, et toujours exposée au caprice et à la brutalité du plus fort. L’exemple que je viens de citer n’est pas unique. J’ai vu à l’établissement gymnastique de Cuba un jeune nègre, fils d’un chef riche et redoutable,

  1. On appelle ainsi les filles des négresses et des blancs.
  2. Les nègres nés dans l’île sont désignés par ce nom, et leurs enfans par celui de rellollos, ce qui équivaut à un titre de noblesse entre eux. Où la vanité va-t-elle se nicher ?