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pescheurs quand il auroit jeté sa ligne qu’ils se plongeassent soudain en l’eau, et qu’ils allassent accrocher à son hameçon quelques poissons de ceux qu’ils auroient eu pêchés auparavant, et puis retira ainsi deux ou trois fois sa ligne avec prise. Cléopatra s’en aperçut incontinent, toutes fois elle fit semblant de n’en rien savoir, et de s’esmerveiller comme il peschoit si bien ; mais à part, elle conta tout à ses familiers, et leur dit que le lendemain ils se trouvassent sur l’eau pour voir l’ébatement. Ils y vindrent sur le port en grand nombre, et se mirent dedans des bateaux de pescheurs, et Antonius aussi lâcha sa ligne, et lors Cléopatra commanda à l’un de ses serviteurs qu’il se hastast de plonger devant ceux d’Antonius, et qu’il allast attacher à l’hameçon de sa ligne quelque vieux poisson salé comme ceux qu’on apporte du pays du Poul. Cela fait, Antonius, qui croyoit qu’il y eut un poisson pris, tira incontinent sa ligne, et alors comme l’on peut penser, tous les assistans se prirent bien fort à rire, et Cleopatra, en riant, lui dit : Laisse-nous, seigneur, à nous autres Égyptiens, habitans du Pharus et du Canobus, laisse-nous la ligne ; ce n’est pas ton métier. Ta chasse est de prendre et conquérir villes et cités, pays et royaumes. »

L’anecdote est charmante, le trait qui la termine plein de grace ; on pourrait, en le retournant, l’adresser à Amyot et lui dire : L’histoire des villes et des empires n’est pas de ton ressort ; mais tu excelles dans les petits récits.

Comme cet article est littéraire et non philologique, je me suis attaché à montrer comment Amyot dénaturait le caractère de son auteur. Je n’ai pas attiré l’attention du lecteur sur les nombreux passages où il en altère le sens. Bachet de Méziriac[1] a parfaitement relevé les omissions graves, les additions superflues ou erronées, les distinctions ridicules et les mauvaises liaisons qui fourmillent dans les traductions d’Amyot ; il lui a reproché de prendre de la prose pour des vers et des vers pour de la prose, d’ignorer les faits les plus connus de l’histoire et de la mythologie antique, et a cité des preuves foudroyantes de son ignorance dans presque toutes les branches des connaissances humaines. Tout cela importerait peu à la réputation d’Amyot comme prosateur ; il pourrait avoir fait les deux mille contre-sens que lui reproche Bachet de Méziriac et être un modèle de style. Il pourrait même avoir constamment altéré la physionomie de son auteur, comme Pope l’a fait pour Homère, et devoir à une belle

  1. Voyez un discours lu à l’Académie par Bachet de Méziriac, en 1635, Menagiana, tom. III, pag. 524 et suiv.