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en prirent qui était pleine et fit cinq petits souriceaux dans la ratoire même, dont elle mangea les trois. »

Le Plutarque crédule, dévot, conteur, qui recueille les miracles, compulse les anecdotes et enregistre les bons mots, quelquefois assez insipides, de ses grands hommes, qui a écrit les apophtegmes et les questions grecques et romaines, ce Plutarque est de la même nature que le bon Amyot, et la traduction le représente avec son vrai caractère. Mais il n’en est pas de même de l’autre Plutarque, du bel esprit, du styliste, de celui qui, à travers ses périodes serrées avec effort et contournées avec art, poursuit un laborieux atticisme, de celui qui a, comme dit Amyot lui-même, un style plein, serré, philosophistorique. Ce Plutarque-là n’est pas à la portée d’Amyot ; quand il veut l’imiter, il se guinde et se fausse ; le laisser-aller, qui est le charme de son langage, disparaît pour faire place à des périodes embarrassées. Plutarque construit les siennes en écrivain exercé ; mais Amyot, qui veut en vain mettre sa phrase au pas de la phrase grecque, la suit d’un pas boiteux et traînant. Cette différence entre les deux styles est surtout remarquable dans les passages où Plutarque se livre à des considérations générales, lorsqu’il affecte de se montrer bel esprit et bien disant, et que le bon Amyot fait de son mieux pour paraître tel après lui.

Je citerai le commencement de la Vie de Démosthènes comme un modèle de style entortillé, de périodes enjambant les unes sur les autres, d’incises et de parenthèses multipliées à l’infini et enchevêtrées en tout sens. Il faut qu’on voie comment écrivait parfois celui duquel Conrart, qui ce jour-là eût mieux fait peut-être de ne pas sortir de son silence prudent, disait que sa traduction contenait tous les plus beaux jours de la langue française. Je n’ai point d’inimitié personnelle contre Amyot, je le déclare ; mais je ne puis me défendre de sentir un peu vivement l’injustice d’une popularité de renommée qui a tenu dans l’ombre cinq ou six écrivains du XVIe siècle bien supérieurs à lui, et qui a commencé au temps de Conrart, quand on s’est mis à oublier et à ignorer ce grand siècle, comme s’il n’eût jamais existé.

Voici une période qu’on lit au début de la Vie de Démosthènes. Elle remplit tout juste une demi-page :

« … Il est bien vrai que celui qui a entrepris de composer quelque œuvre et d’escrire quelque histoire en laquelle doivent entrer plusieurs choses non familières en son pays, et qu’on ne trouve pas toujours partout à la main, mais étrangères pour la plupart, disper-