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sieurs années, éprouvé le moindre repentir ; enfin il fait valoir des motifs qui pourraient le justifier auprès de ceux-là seulement qui n’auraient jamais senti frémir en eux des entrailles paternelles. Mais ce sentiment-là est au nombre de ceux que l’humanité ne méconnaîtra plus jamais, et cet endroit de la vie de Rousseau n’a pas trouvé grace devant elle.

« Mais est-il donc nécessaire d’arracher cette page sinistre pour conserver le respect qu’on doit au grand homme infortuné ? Des générations se sont prosternées durant des siècles devant l’effigie de saints qui furent, pour la plupart, les plus grands pécheurs, les plus douloureux pénitens de l’humanité. La postérité n’a pas contesté l’apothéose des pères de l’église, en dépit des égaremens et des turpitudes au sein desquels l’éclair de la grace divine vint les trouver et les transformer. Le temps n’est pas loin où l’opinion, ne fera pas plus le procès à saint Rousseau qu’elle ne le fait à saint Augustin. Elle le verra d’autant plus grand qu’il est parti de plus bas et revenu de plus loin, car Rousseau est un chrétien tout aussi orthodoxe pour l’église de l’avenir, que le centenier Mathieu et le persécuteur Paul le sont pour l’église du passé. Dans un temps où tout dogme se voile et s’obscurcit sous l’examen de la raison épouvantée, l’ame de Rousseau reste foncièrement chrétienne ; elle rêve l’égalité, la tolérance, la fraternité, l’indépendance des hommes, la soumission devant Dieu, la vie future et la justice divine, sous d’autres formes, mais non en vertu d’autres principes que les premiers chrétiens ne l’ont fait. Elle pratique l’humilité, la pauvreté, le renoncement, la retraite, la méditation, comme ils l’ont fait, et il couronne cette vie fortement empreinte de sentimens, sinon de formules chrétiennes, par un acte éclatant de christianisme primitif, par une confession publique. Cherchez un autre philosophe du XVIIIe siècle qui, en secouant les lois religieuses, conserve une conduite et des aspirations aussi pieusement conformes à l’esprit de la religion éternelle dont le christianisme est une phase, et où le scepticisme n’est qu’un accident !

« Résumons-nous. De tous les beaux esprits qui, des salons du baron d’Holbach, se répandirent sur le siècle, Jean-Jaques est le seul philosophe, parce qu’il est le seul religieux. Enveloppée durant quarante ans dans un milieu détestable, sa grandeur éclate tout d’un coup, se révèle à lui-même et au monde entier. Mais combien d’obstacles ne rencontre-t-elle pas aussitôt, et quelles affreuses luttes ne va-t-elle pas soutenir ! L’intolérance et le fanatisme des catholiques