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RÉFLEXIONS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

hommes, et nous donnerons à ceux du passé leur véritable place dans un martyrologe nouveau. Jusque-là, nous flottons nous-mêmes entre une puérile intolérance pour leurs fautes, et un aveugle engouement pour leur grandeur. Nous prenons généralement le parti de nier tout ce que nous ne savons pas expliquer, nous nous enrôlons sous des bannières exclusives, nous sommes pour Voltaire ou pour Rousseau comme on était pour Gluck ou pour Piccini, lorsque nous devrions reconnaître que nous avons été engendrés spirituellement par les uns et par les autres, et que, s’il nous est permis d’avoir une sympathie particulière pour certains noms, ce doit être pour ceux qui ont le plus aimé, le plus senti et le mieux compris, plutôt que pour ceux qui se sont fait le plus admirer, le plus voir et le mieux comprendre.

« Acceptons donc les erreurs de Rousseau, nous qui l’aimons ; acceptons même ses crimes, car c’en fut un que l’abandon de ses devoirs de père, et ne cessons pour cela de le vénérer ; car il a expié ces jours d’erreur par de longs et cuisans remords ; et ne l’eût-il pas fait, il nous faudrait encore vénérer en lui la vertu qui, après ces jours malheureux, vint rayonner dans sa pensée, et l’ardeur sainte qui en consuma les souillures.

« Entraîné par de mauvais exemples, séduit par des sophismes odieux, il avait abandonné ses enfans. Lorsqu’après des années de méditation, il pesa l’énormité de sa faute, il écrivit l’Émile, et Dieu, sinon l’opinion des hommes, fit sa paix avec lui. Peut-être n’eût-il pas donné à son siècle ce livre qui devait faire une si grande révolution dans les idées, et qui, malgré ses défauts, a produit de si heureux résultats, s’il avait élevé paisiblement et régulièrement sa famille. Il eût sauvé quelques individus de l’isolement et de la misère, il n’eût pas songé à améliorer, ainsi qu’il l’a fait, toute une génération, et conséquemment toutes les générations de l’avenir. Ceci justifie la Providence seulement.

« Les remords de Jean-Jacques percent plutôt qu’ils ne sont avoués dans les Confessions. C’est dans ses derniers écrits, dans les Rêveries, que, sans jamais être explicites, ils se révèlent dans toute leur profondeur. À l’endroit des Confessions où il fait le récit de cette action capitale et terrible de sa vie, il ne montre pas, comme il l’a fait dans des aveux moins importans, une promptitude naïve et entière à s’accuser lui-même. Il rejette le tort sur les pernicieuses influences au milieu desquelles il s’est trouvé ; il se défend d’avoir, durant plu-