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RÉFLEXIONS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

utile, aussi nécessaire que l’était l’œuvre de Jean-Jacques), c’est, dis-je, que ces hommes d’activité et de popularité ne méritaient pas, rigoureusement parlant, le titre de philosophes. On les appelait ainsi, parce que c’était la mode : tout ce qui n’était pas catholique ou protestant s’appelait philosophe ; mais ils n’étaient, à vrai dire, que des critiques d’un ordre élevé. Ce qui prouve la différence entre eux et Jean-Jacques, c’est que, dès ce temps, dans le monde, on appelait Jean-Jacques le philosophe, comme si on eût senti qu’il était le seul. On disait de Voltaire le philosophe de Ferney, il était un de ces philosophes du siècle, le plus grand, le plus puissant dans cet ordre de forces ; mais Jean-Jacques était le philosophe de tous les temps comme celui de tous les pays. Les définitions instinctives d’une époque ont parfois un sens plus profond qu’on ne pense.

« Nous savons quelle était cette époque où naquit Rousseau. Nous savons dans quel milieu il se développa. Il l’a exprimé dans ses Confessions avec un cynisme effrayant. Ce cynisme de certains détails qu’un bon goût susceptible voudrait pourvoir supprimer, est pourtant bien nécessaire pour caractériser l’horreur et l’effroi de cet homme éminemment chaste par nature au milieu des turpitudes de son époque. Je ne pense pas que l’aveu des misères auxquelles il fut entraîné ait jamais été contagieux pour les jeunes gens qui l’ont lu. Lorsque, dépravé secrètement lui-même par l’imprudence ou l’abandon de ceux qui devaient veiller sur lui, il se charge consciencieusement de honte et de ridicule, il est difficile de l’accuser d’impudence. Lorsque, exposé à des dangers immondes, il se sent défaillir de dégoût et d’épouvante, il est impossible de méconnaître le sentiment qu’il veut inspirer à la jeunesse. Lorsqu’appelé dans les bras de Mme de Warens, il éprouve quelque chose qui ressemble au remords de l’inceste, il fait bien reconnaître en lui une admirable pureté de sentimens. Enfin, lorsque à Venise il pleure sur la dégradation d’une belle courtisane, au lieu d’assouvir sa passion, on est vivement pénétré de cette soif de l’idéal, qui, en amour comme en philosophie, en fait de religion comme en fait de socialisme, domine toute la vie de Jean-Jacques Rousseau.

Il arrive à Paris, au foyer de la civilisation et de la corruption. Le venin de la contagion s’empare de lui, car il est homme, et à quelle foi irait-il demander une force surhumaine ? Le catholicisme et le protestantisme tombent en ruines autour de lui, et, comme toutes les intelligences de son temps, il sent que son œuvre est de créer une