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RÉFLEXIONS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

d’autres hommes aient vraiment l’intelligence du cœur humain, ou se soucient de l’acquérir.

« De tout temps le progrès s’est accompli, n’est-ce pas ? par le concours de deux races d’hommes opposées en apparence et même en fait l’une à l’autre, mais destinées à se réunir et à se confondre dans l’œuvre commune au yeux de la postérité ? La première de ces races se compose des hommes attachés au temps présent. Habiles à gouverner la marche des évènemens et à en recueillir les avantages, ils sont pleins des passions de leur époque, et ils réagissent sur ces passions avec plus ou moins d’éclat. On les appelle communément hommes d’action, et, parmi ces hommes-là, ceux qui réussissent à se mettre en évidence sont appelés grands hommes. Je te demanderai la permission, pour te faire mieux entendre ma définition, de les appeler hommes forts.

« Ceux de la seconde race sont inhabiles à la science des faits présens, incapables de gouverner les hommes d’une façon directe et matérielle, par conséquent de diriger avec éclat et bonheur leur propre destinée et d’élever à leur profit l’édifice de la fortune. Les yeux toujours fixés sur le passé ou sur l’avenir, qu’ils soient conservateurs ou novateurs, ils sont également remplis de la pensée d’un idéal qui les rend impropres au rôle rempli avec succès par les premiers. On les nomme ordinairement hommes de méditation, et leurs principaux maîtres, appelés aussi grands hommes dans l’histoire, je les appellerai grands par exclusion ; bien que, dans ma pensée, les autres soient aussi revêtus d’une grandeur incontestable, mais parce que le mot de grandeur s’applique mieux, selon moi, à l’homme détaché de toute ambition personnelle, et celui de force à l’homme exalté et inspiré par le sentiment de son individualité.

« Ainsi donc, deux sortes d’hommes illustres : les forts et les grands. Dans la première série, les guerriers, les industriels, les administrateurs, tous les hommes à succès immédiat, brillans météores jetés sur la route de l’humanité pour éclairer et marquer chacun de ses pas. Dans la seconde, les poètes, les vrais artistes, tous les hommes à vues profondes, flambeaux divins envoyés ici-bas pour nous éclairer au-delà de l’étroit horizon qui enferme notre existence passagère. Les forts déblaient le chemin, brisent les rochers, percent les forêts ; ce sont les sapeurs de l’ambulante phalange humaine. Les autres tracent des plans, projettent des lignes au loin, et lancent des ponts sur l’abîme de l’inconnu. Ce sont les ingénieurs et les guides. Aux uns la force, aux autres la grandeur et l’élévation du génie.