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de parti, les susceptibilités et les préjugés de caste s’effacent derrière nous, le jugement des hommes devient plus impartial, et l’auteur d’Émile, excusé et justifié sur certains points, reste inexcusable et injustifiable sur certains autres. Quelle sera dont l’impression de nos fils lorsque, fermant ce livre, si attachant et si fatigant, tantôt si brillant de poésie et tantôt si lourd de réalité cynique et sublime tour à tour, ils se demanderont, au milieu du scepticisme de l’époque, ce que c’est que la grandeur humaine, et à quoi servent l’éloquence, les hautes inspirations, les rêves généreux, si toutes ces choses aboutissent, dans la vie de Jean-Jacques, au crime, au désespoir, à la misère, à l’isolement, à la folie, au suicide peut-être ?

« Cette question de toute une jeune génération n’est pas sans importance, et ce serait un devoir sérieux d’y répondre. Le temps n’est plus où l’on se tirait d’affaire en cachant les clés de la bibliothèque, tandis que le bourreau lacérait solennellement de sa main souillée les protestations de la liberté morale, et qu’un mot de M. de Pompadour étouffait la voix des philosophes. Les modernes arrêts de l’intolérance administrative frappent aujourd’hui plus vainement encore, et nos enfans lisent, malgré les cuistres de tout genre qui aspirent à la direction des idées. Les œuvres de Voltaire et de Jean-Jacques sont dans la poche des étudians tout aussi bien que sur le bureau des prétendus gardiens de la morale publique. Tous s’y complaisent, ceux qui condamnent sans appel comme ceux qui approuvent sans restriction. Si Jean-Jacques vivait, il irait encore en prison ou en exil ; il se trouverait encore des mains pleines de péché pour lui jeter des pierres, et des ames pleines d’amour pour le consoler. La fureur des uns, l’enthousiasme des autres, le placeraient-il à son véritable rang ? J’en doute beaucoup !

« Mais puisque nous voici au chapitre de causerie qui en vaut bien un autre, essayons à nous deux de le bien juger, sans avoir recours à des preuves matérielles, sans dresser une enquête, et sans chercher ailleurs que dans l’examen philosophique des Confessions le sens de cette vie de philosophe, mêlée de bien et de mal, pleine d’amour et d’égoïsme, et présentant ce contraste monstrueux, ces deux faits : la création d’Émile et l’abandon de ses enfans à la charité publique. En un mot, au lieu de nous attacher à la lettre du plaidoyer, efforçons-nous d’en saisir l’esprit. Il se passera encore du temps avant que cette manière d’envisager les causes soit introduite dans la législation, et que les hommes appelés à prononcer sur