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RÉFLEXIONS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

Quant à moi, oui ; je lui reste fidèle, ou plutôt je suis revenu à lui après un refroidissement de quelques années. Il a tant de contradictions apparentes, qu’à l’âge où, moins enthousiastes, nous devenons plus sévères, nous sommes un peu effrayés des taches que nous lui découvrons. Te répéterai-je pourquoi et comment j’ai subi ces alternatives de vénération, de terreur et d’amour ? Tu le sais : nous avons parlé si souvent des Confessions sous nos ombrages de la Vallée Noire ! Souviens-toi que nous tombions toujours d’accord sur ce point, et que c’était même notre conclusion : Jean-Jacques a été l’un des esprits les plus avancés du siècle dernier, quoiqu’à certains égards il ait conservé des préjugés barbares, qu’il ne faut imputer qu’à l’époque où il écrivait, et qu’il proscrirait aujourd’hui s’il recommençait son œuvre. Ceci posé et démontré pour nous avec la plus grande évidence, nous nous sentions à l’aise pour entrer avec un respect mêlé de tendresse et de douleur dans la vie privée, dans la conscience intime, dans les Confessions de l’immortel ami. L’homme et l’œuvre, c’est-à-dire la conduite et les écrits si contradictoires en apparence, et si souvent opposés l’un à l’autre dans les déclamations haineuses du temps, nous semblaient au contraire rentrer l’un dans l’autre, et s’expliquer mutuellement, sans qu’il fût besoin de charger la mémoire du grand homme ou de flétrir ceux de ses contemporains qu’il appela ses ennemis, et qui n’eurent d’autre tort que de ne pouvoir le comprendre. Quoique la lecture de ses plaintes éloquentes nous identifiât aux douleurs du philosophe persécuté, et nous fît parfois prendre en haine ceux qui concoururent involontairement au lent suicide de sa vie, nous reconnaissions leur devoir beaucoup de ménagemens quand nous examinions de près les choses, quand nous lisions les pièces de ce long et amer procès intenté par lui à eux dans les Confessions, par eux à lui dans les mémoires où ils ont essayé de le rabaisser pour se justifier, quand nous songions surtout que cette cause est encore pendante devant le tribunal de l’opinion, et qu’elle affecte diversement les esprits sans avoir reçu la solution définitive que les parties ont réclamée avec tant de chaleur, et que Jean-Jacques, en plusieurs endroits, demande à la postérité d’un ton à faire tressaillir les juges les plus farouches.

« Te souviens-tu comme nous avons compulsé le dossier de cette grande affaire dans le précis qui accompagnait l’édition de 1824 ? Ce soin consciencieux qu’on avait alors de justifier Jean-Jacques par des faits fut très louable, et il a porté ses fruits. Mais à mesure que le temps marche et que les impressions personnelles, les haines