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FRANKLIN.

le thé fut servi sous le mûrier par Mme Bache, fille du docteur et qui demeure avec son père. Autour d’elle se trouvaient trois de ses enfans qui paraissaient aimer extrêmement leur grand-père et qui montaient sur ses genoux. Le docteur me montra une curiosité naturelle qu’il venait de recevoir et qui paraissait l’intéresser singulièrement : c’était un serpent à deux têtes, conservé dans un bocal rempli d’esprit de vin, et qu’on avait trouvé au confluent de la rivière Schuylkill. Ce serpent bicéphale éveilla la verve ironique du vieux docteur, qui nous dit : « Je me représente la triste situation de ce personnage, dans le cas où, engagé au milieu d’un buisson, sa tête droite voudrait aller à droite et sa tête gauche à gauche ; supposez que les deux têtes fussent également entêtées, et que ni l’une ni l’autre ne voulût céder à sa voisine, la guerre civile serait imminente. C’est à peu près ce qui est arrivé ce matin à la convention, lorsque… » Ici on l’arrêta pour lui faire observer que les affaires et les débats de la convention devaient rester secrets, et il interrompit son charmant apologue du serpent.

« La nuit venue, nous entrâmes dans sa bibliothèque qui lui sert de cabinet de travail. C’est une grande chambre remplie de livres jusqu’au plafond ; non-seulement le long des murailles, mais au milieu même de l’appartement, occupé par trois grands corps de bibliothèque. On y voit plusieurs machines intéressantes, dont quelques-unes ont été inventées par le docteur lui-même, par exemple, une main artificielle placée au bout d’un grand bâton, et qui, au moyen d’un ressort artistement disposé, saisissait et remettait en place les livres de sa bibliothèque sur les rayons les plus élevés ; un fauteuil à bras auquel il imprimait lui-même, quand il le voulait, un mouvement oscillatoire, et surmonté par un large éventail mis en mouvement par le pied de la personne assise… Nous ne parlâmes guère, pendant cette longue visite, que de sujets philosophiques, et surtout d’histoire naturelle que le docteur aimait passionnément. Je ne me lassais pas d’admirer l’étendue de ses connaissances, l’éclat de sa mémoire, la clarté et la vivacité de son esprit, l’aisance de ses manières et cette liberté gracieuse qui semblait répandre autour de lui le calme et le bonheur. Ce qui le caractérisait par-dessus tout, c’était une veine permanente de gaieté vive, brillante, souvent caustique, qui ne le quittait jamais, et qui lui semblait aussi naturelle que l’air qu’il respirait. »

Il mourut doucement en répétant et en commentant des vers du vieux poète semi-puritain Watts sur la toute-puissance divine, comme si cet homme, qui n’a jamais rien fait qu’à propos, avait senti que la