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se plaindre. Ce qui rend cette comédie parfaite, c’est la position singulière de M. de Vergennes, si renommé pour sa finesse, et qui ne veut pas avouer qu’il a été dupe, ni par conséquent se plaindre. Enfin, pour comble de bizarrerie, pas un historien n’a signalé cette étrange situation dont nos frères des États-Unis ont si bien profité.

La vieillesse et l’enfance de Franklin sont remplies de grace, de charme et de vertus. On y trouve une beauté idéale qui manque, il faut bien le dire, à son âge mûr. Homme fait, il emploie la ruse, et quoiqu’il s’en serve avec autant de calme, de finesse et d’habileté que le meilleur artiste du plus délicat instrument, on sent cependant qu’il y a d’autres qualités plus héroïques, un dévouement plus sincère, une habileté moins flatteuse pour les forts, une diplomatie moins dissimulée. On se demande où sont les grands sacrifices de cet esprit conciliant et de cette ame passive qui ménage tous les intérêts, qui se prête à tous les amours-propres, et qui prend si bien au piége le subtil Maurepas et l’actif de Vergennes. On ne peut s’empêcher d’avoir une estime plus prononcée pour des qualités plus viriles et moins ondoyantes, pour des résistances plus fières et moins fugitives, pour une tranquillité moins nécessairement alliée à la profonde indifférence et à l’absence totale des passions. Mais dans l’enfance il est courageux ; il est riant dans la vieillesse. L’enfant lutte contre l’obscurité et la pauvreté de son sort, le vieillard reçoit les hommages de tout un peuple affranchi. Ces deux spectacles attendrissent le cœur. Enfant, il possède encore la pensée de Dieu, que lui ont léguée ses pères les puritains ; vieillard, il la retrouve, et elle ennoblit ses derniers momens. Pour les hommes d’action et d’héroïsme, le milieu de la vie est surtout éclatant ; là se concentrent les grands et puissans rayons. Tels furent dans l’ordre politique César et Napoléon ; dans l’ordre intellectuel, Molière., Pascal et Shakspeare.

Les natures moins élevées, mais distinguées, douces et subtiles, ont besoin du demi-jour de l’enfance et du crépuscule du dernier âge.

« Je trouvai, dit le révérend Manasseh Cutler, botaniste et ami de Franklin, le vieux docteur dans son jardin, assis sur le gazon à l’ombre d’un grand mûrier, entouré de ses amis et de quelques dames. Il avait quatre-vingt-un ans, les cheveux blancs et retombant des deux côtés sur ses épaules, la voix douce, le pas encore ferme, la physionomie ouverte, agréable et riante. Il se leva quand il m’aperçut, me tendit la main et me fit asseoir. Puis nous causâmes librement, et notre conversation fut des plus intéressantes jusqu’au moment où la nuit tomba ; alors on apporta la table à thé, et