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profitant de la crédulité chevaleresque de la France, grandissait à vue d’œil. De ce foyer de la civilisation qui se nomme Paris, l’enthousiasme pour le docteur Franklin et pour l’Amérique se propageait à travers le monde entier, et l’on trouve dans la volumineuse correspondance publiée par M. Sparks, des lettres ou plutôt des hymnes qui étaient adressées au docteur de tous les points du globe, de Manille, de Corfou, d’Égypte, de Bohême ; l’une est signée du ministre de l’empereur de Maroc.

Le docteur devait cette immense popularité non-seulement à ses mérites réels, mais à son attention continuelle à ménager les apparences. « Souvenez-vous, dit-il souvent dans ses lettres, que ce n’est point assez d’être ; — il faut paraître. » Il écrit à une de ses protégées qui l’a chargé de faire imprimer une traduction composée par elle :

« Ma chère enfant, j’avais d’abord envie de publier votre traduction avec votre nom, mais j’ai craint que cela ne ressemblât à de la vanité. Je la publie sans votre nom, et j’aurai soin de répandre qu’elle est de vous ; cela ressemblera à de la modestie. » Fait d’assez peu d’importance en lui-même, mais qui caractérise la nuance de finesse et même, s’il faut le dire, d’hypocrisie morale qui, jointe à une foule de talens exquis et de qualités vraies, a fait le succès de Franklin. Il a été fort honnête homme, sans doute ; mais il n’a rien oublié pour sembler parfait. Relativement à la France, il a paru modeste, candide, désintéressé, jusqu’à ce qu’il ait obtenu le concours de cette puissance et les millions dont il avait besoin ; puis, tout à coup, parvenu à ses fins, il a tourné les talons, s’est moqué de nous le plus lestement du monde et a fait sa paix avec l’Angleterre, ne se donnant même pas la peine de rendre visite, une fois le traité signé et l’indépendance de sa patrie reconnue, aux honnêtes ministres qui avaient eu foi dans la candeur. M. de Vergennes, qui recevait tous les jours sa visite à l’époque de la lutte, fut un peu mortifié de ne plus apercevoir à la cour la figure du docteur Franklin, après la signature du fameux traité. Il témoigna son étonnement et son mécontentement au philosophe par le petit billet que voici :

« Versailles, 5 mai 1783.
« Monsieur,

« J’espère avoir l’honneur de vous voir demain à Versailles. J’ose croire que vous pourrez vous y trouver avec les ministres étrangers. On remarque que les commissaires des États-Unis y paraissent rare-