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FRANKLIN.

C’est un fait très curieux pour l’histoire, et prouvé jusqu’à l’évidence par la correspondance de Franklin, que la mystification subie par la cour de France pendant tout le cours de la guerre d’Amérique, et immédiatement après cette guerre ; illusion généreuse sans doute, mais tellement contraire aux intérêts de la France, qu’à peine la faute fut-elle commise, le cabinet de Versailles s’en aperçut et s’en repentit. Après avoir donné à l’Amérique septentrionale son argent et ses hommes, après avoir perdu le Canada, la France non-seulement ne gagna rien à cette double dépense, non-seulement elle affaiblit son pouvoir moral en concourant à détruire le sentiment monarchique, mais elle fut traitée avec si peu de considération et de respect par les Américains, dont elle était la bienfaitrice, qu’ils conclurent avec l’Angleterre une paix séparée, et signèrent le traité sans que le cabinet de Versailles en sût un mot. L’éditeur américain, M. Jared Sparks, quelque dévoué qu’il soit aux intérêts de son pays, est étonné de cette violation de toutes les convenances et de cet excès d’ingratitude de la part d’une nation puritaine, républicaine, morale, représentée par le docteur Franklin, l’austère philosophe et le symbole de la vertu. La jeune gravité des États-Unis faisait dupe la vieille et généreuse frivolité de la France. M. de Lacretelle, dont nous respectons d’ailleurs l’autorité historique, ignorait ces faits que le cabinet de Versailles a eu soin de cacher ; aussi dit-il expressément que « le ministère français ne s’offensa pas[1] » de ce que M. Jared Sparks appelle avec raison un « outrage et une violation des plus simples règles de la courtoisie. » Le cabinet de Versailles s’en offensa, comme le prouve la lettre de M. de Vergennes que je vais citer ; mais tels étaient l’engouement universel, et le pouvoir de l’opinion sur la folie française, qu’au moment même de cette insulte le trésor de Louis XVI, trésor presque vide, versa ce qui lui restait de billets de banque dans la caisse des Américains.

Voici la lettre confidentielle et jusqu’ici inédite que M. de Vergennes écrivit alors à M. de La Luzerne, ministre de France aux États-Unis :

« Versailles, 19 décembre 1782.

« J’ai l’honneur de vous adresser la traduction des articles préliminaires du traité que les plénipotentiaires américains ont conclu

  1. Histoire du dix-huitième siècle, tome IV, page 285.