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mot encens qui s’y trouve placé ne justifiait ce que nous avons dit précédemment sur l’idolâtrie dont Franklin était l’objet. La poésie de Mme d’Houdetot poursuivit le docteur jusque dans son carrosse et il n’y remonta pas sans avoir entendu les quatre vers suivans :

Législateur d’un monde et bienfaiteur des deux,
L’homme dans tous les temps te devra ses hommages ;
Et je m’acquitte dans ces lieux
De la dette de tous les âges.

Ce dut être une scène intéressante que celle où se rencontrèrent ces deux ironies, Voltaire et Franklin, deux vieillards dont l’un avait passé sa vie à persiffler l’humanité dans des écrits étincelans de verve, et dont l’autre se moquait d’elle avec bien plus de sang-froid, en épuisant le trésor de Versailles au profit des jeunes institutions républicaines qui devaient ébranler les monarchies d’Europe. Quand ces deux divinités du XVIIIe siècle se rencontrèrent, c’était peu de temps avant la représentation d’Irène ; Mme Denis, Morellet et d’Alembert étaient présens. Voltaire commença la conversation en anglais, et comme Mme Denis l’interrompit pour lui dire que le docteur Franklin parlait très bien français : « Excusez-moi, ma chère, s’écria son oncle, j’ai la vanité de montrer que je sais parler la langue de Franklin. » Les rois, les ministres, tout le monde partageait en Europe la même admiration, et c’est surtout dans les mémoires de Mme Campan qu’il faut en chercher les véritables causes. « C’est, dit-elle, qu’au milieu de la cour de Versailles il paraissait vêtu comme un fermier américain ; il portait les cheveux plats, longs et sans poudre, un chapeau rond et un habit de drap brun, ce qui contrastait avec les dentelles, les habits brodés et les têtes parfumées et poudrées des courtisans de Versailles. » — « On ne put s’empêcher de battre des mains, dit Hilliard d’Auberteuil dans ses Essais historiques et politiques sur la révolution des États-Unis[1], quand on vit paraître à la cour ce vieillard d’aspect vénérable que la simplicité de son costume et les circonstances singulières et heureuses de sa vie signalaient à l’attention. Les Français, le peuple du monde le plus susceptible d’enthousiasme, témoignaient leur admiration de mille manières, et la douce gravité de Franklin augmentait encore cet engouement. Quand il traversa la cour pour se rendre chez le ministre des affaires étrangères, la foule fit entendre de longues acclamations. »

  1. Tome I, page 350.