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elle épure et clarifie la grande fiction des annales humaines ; elle détruit tout ce qui, dans la croyance générale, est factice et convenu et double la valeur de ce qui survit à cette épreuve.

On sait que Franklin habitait à Passy une petite maison avec un grand jardin, et qu’il se plaisait à y recevoir tout ce que la ville et la cour possédaient de plus brillant et de plus aimable. Ses lettres datées de Passy se font remarquer surtout par la causticité ingénieuse avec laquelle il traite le peuple de jolis enfans auquel il se trouve avoir affaire. « Il est vrai, écrit-il à sa fille, que l’on me prend ici pour une idole, et comme vous savez que le mot doll a toujours voulu dire en anglais poupée, je ne doute pas que l’étymologie de ce mot ne soit i-doll-âtrer, faire d’un homme une poupée. Je suis la véritable poupée des Parisiens, qui me frisent, me parent, me couronnent, et jouent avec moi de la façon la plus agréable du monde. Ils ont tellement prodigué mon buste, que, si ma tête était mise à prix, il me serait impossible de m’échapper, quelque bonne volonté que j’en eusse. » Non-seulement l’enthousiasme qu’il excite fait sourire notre Américain, mais il s’amuse aux dépens de ceux qui lui demandent des lettres de recommandation pour les États-Unis. Il excelle dans cet art d’ironie calme dont on ressent à peine la morsure, et je ne connais rien de meilleur en ce genre, même chez Voltaire, que le modèle suivant d’une lettre de recommandation dont il faisait usage comme d’une circulaire. On l’a trouvée dans ses papiers, avec le titre même que je transcris :

Modèle d’une lettre de recommandation pour les gens que
je ne connais pas
.
Paris, 2 avril 1777.
« Monsieur,

« Le porteur de cette lettre, qui va en Amérique, me presse de lui donner une lettre de recommandation, quoique je ne connaisse ni lui ni son nom. Cela peut vous sembler extraordinaire, mais c’est la mode dans ce pays-ci. Il arrive même assez souvent qu’une personne inconnue vous présente une autre personne inconnue, et qu’elles se recommandent l’une l’autre. Quant au gentilhomme porteur de la présente, je suis obligé de vous renvoyer à lui sur le chapitre de ses vertus et mérites, qu’il connaît certainement mieux que moi. Au demeurant, je vous le recommande comme méritant toutes les politesses auxquelles a droit un étranger sur le compte duquel on n’a point de mauvais renseignemens, et je sollicite pour lui de votre