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FRANKLIN.

ques ; on raffolait de cette simplicité nouvelle, et plus les mœurs élégantes de la cour s’éloignaient de la rusticité primitive, plus on était frappé d’une émotion d’enfant à l’aspect de cet ambassadeur qui ne portait ni dentelles ni broderies. Astrée allait redescendre sur la terre ; les falbalas des marquises frémissaient de plaisir à côté de la simple étamine du plénipotentiaire américain ; toutes les tabatières d’or et tous les jabots des roués s’abaissaient éclipsés devant le simple costume du marchand de Philadelphie. C’était un véritable enfantillage. Tous ces petits messieurs et toutes ces belles dames ne s’apercevaient pas que l’homme au simple costume était plus rusé qu’eux, que le marchand de Philadelphie mettait leur puérilité à profit, que sa douce modestie était un des ressorts les plus certains de son ingénieuse astuce ; qu’en étant simple dans sa mise, il n’avait aucun mérite, et qu’il était tout bonnement de son pays ; enfin que le diplomate puritain aurait rendu des points aux plus madrés de Versailles.

Le doux et rusé vieillard, dont le calme habituel et le charmant esprit n’étaient après tout que la contre-partie développée de Fontenelle et son type agrandi, fut fêté par les marquises et couvert des éloges de leur engouement. Il eût demandé deux cents millions à la France qu’elle les lui eût accordés. Disons-le pour être juste, il flattait par son ambassade toutes les idées généreuses et brillantes dont la France était animée ; il caressait toutes ses espérances les plus heureuses, toutes ses chimères les plus dorées, il demandait la liberté pour lui, il apportait la liberté pour nous. Il représentait un peuple encore simple et primitif ; on le croyait du moins. Il n’avait pour religion que la tolérance et la douceur d’ame. La France, tout émue de mille passions et de mille caprices, tomba aux pieds de l’homme qui n’avait ni passions ni caprices : elle en fit son symbole et l’objet de son culte ; elle remplaça le buste du Christ par son buste, et Franklin prit place au-dessus de Voltaire et de Jean-Jacques, à côté de Socrate.

On voit ce qu’il y avait d’honnête, de généreux, d’étourdi, de mensonger, dans cette confusion de toutes les idées que nous venons de rappeler, et dont le tourbillon forma autour du fin et calme philosophe une auréole radieuse dont le reflet n’est pas éteint même de nos jours. Qu’il soit permis de chercher le vrai sous ce nuage. Il y a dans l’esprit de certains observateurs comme une puissance d’analyse chimique à laquelle ne résistent ni l’opinion ni les transformations subies par les caractères. Elle opère le dégagement de la vérité ensevelie dans le mensonge et du mensonge enveloppé dans la vérité ;