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de sa ville, s’empare, dans la société américaine à peine ébauchée, de cette position de moraliste ingénieux et de prédicateur mondain qui avait si parfaitement réussi au célèbre Adisson, son modèle, forme le premier club sous le nom de Junte, et groupe autour de lui les principaux citoyens de la province, charmés et enorgueillis de reconnaître dans Franklin le représentant le plus honorable et le plus spirituel de leur patrie.

À défaut de roi héréditaire, dans ce pays tout neuf et sans roi, ne fallait-il pas un roi moral, un symbole, un maître, un chef ? Ces républicains eurent le bon esprit de le trouver dans Franklin. Ils reconnurent en lui toutes les conditions de ce pouvoir intellectuel dont la royauté matérielle et légale n’est que l’image et la consécration. Riche, influent, considéré, chef d’une assemblée à la fois populaire et littéraire, commissaire de l’état pour conclure un traité avec les Indiens, directeur de la poste dans sa province, agent de la colonie auprès de la métropole, et réellement le premier personnage de son pays, c’est une plaisanterie singulière de le mettre en scène comme s’il était encore et toujours l’ouvrier imprimeur de Philadelphie. Depuis l’année 1726, c’est-à-dire, dès l’âge de vingt ans, il avait dépassé ce rôle. Il s’éleva bien plus haut encore, lorsque, par ses habiles et neuves découvertes, il marqua sa place entre les Newton, les Lavoisier et les Halley. Mais le fait de son origine américaine et l’apparente simplicité de l’ouvrier qui ne l’était plus, entraînèrent l’Europe dans une déception générale. Le besoin qu’éprouvaient ses compatriotes d’être dirigés dans la grande lutte qu’ils pressentaient et qu’ils désiraient, les rangea tous sous la bannière de Franklin, et ils eurent l’art de sembler partager l’illusion qui leur était utile.

Ils avaient raison. Franklin fut assurément un des hommes politiques les plus clairvoyans et les plus fins des temps modernes ; il suffit, pour apprécier l’habileté de sa conduite, de lire les conseils qu’il donnait en 1773 aux colons ses concitoyens… « N’allez pas trop vite, leur dit-il, et prenez garde que le temps est à l’orage. Songez que nous sommes dans une situation de croissance, et que bientôt nous nous trouverons assez forts pour qu’on ne nous refuse aucune de nos demandes. Une lutte prématurée pourrait nous arrêter et peut-être nous reculer d’un siècle. De même qu’entre amis tous les torts ne valent pas un duel, entre nations toutes les injustices ne valent pas une guerre, et de gouvernans à gouvernés, toutes les causes de mécontentement ne valent pas une révolte. Pour le moment, il faut nous contenter de soutenir nos droits en toute