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FRANKLIN.

plus profond sommeil. Mon sommeil dura jusqu’au moment où les frères se séparèrent, et où l’un d’eux, frappant sur mon épaule, eut l’obligeance de m’éveiller. Tel fut mon début à Philadelphie. »

Ce jeune homme si prudent, si vigilant, si actif, trouve bientôt de l’emploi. Le vieil imprimeur qui l’admet comme apprenti ne tarde pas à être supplanté par Benjamin Franklin. Il faut dire que les vices du maître et les qualités de l’élève n’ont pas été pour peu de chose dans ce singulier changement de position qu’il raconte, comme à son ordinaire, avec une apparente naïveté et une extrême finesse. Déjà il s’était brouillé avec son frère pour l’avoir dépassé. Ce frère faisait un journal, et ce journal était mauvais. On n’avait plus grande confiance, ce qui est fort naturel, dans le petit apprenti qui buvait de l’eau et mangeait du pain sec. Il comprit que, s’il se mettait en avant, sa vanité paraîtrait ridicule, et qu’il n’y gagnerait que très peu de crédit et beaucoup de haine. Il s’y prit beaucoup mieux, et fit parvenir aux rédacteurs du journal, qui étaient de bons et tranquilles bourgeois de Boston, un article anonyme que le matin il glissa lui-même sous la porte de l’imprimerie, et qu’il apporta d’un air ingénu à son frère. L’article eut un grand succès, et bientôt l’apprenti éclipsa le frère aîné. Chez Keymer, l’imprimeur de Philadelphie, il profita de l’expérience acquise et prit soin de ne porter ombrage à personne. Reconnu homme de lettres, il obtint la protection du gouverneur de la province, lord Keith, qui envoya en Angleterre le jeune homme, en le chargeant de se procurer les caractères et les presses nécessaires à fonder une bonne imprimerie à Philadelphie. Depuis ce moment, sa fortune est faite, et c’est un artifice inutile que de vouloir présenter comme se continuant à travers sa vie une lutte terminée dès le premier obstacle vaincu. En effet, à peine s’est-on aperçu qu’un homme d’esprit et de capacité, un écrivain facile, gracieux et spirituel, est né dans la colonie anglo-américaine, il se fait autour de ce phénomène un mouvement rapide et favorable qui ne cesse de porter Benjamin Franklin au succès. Depuis le moment ou le gouverneur Keith l’envoie en Angleterre, jusqu’à celui au lord Chatham dans la chambre haute et Mirabeau dans l’assemblée nationale exaltèrent le représentant du Nouveau-Monde, on cherche en vain un obstacle à sa course facile et rayonnante. Les existences vraiment héroïques sont celles qui luttent contre le cours des choses et non celles qui le suivent. De retour à Philadelphie, Franklin succède à Keymer, ouvre le premier cabinet de lecture du pays, prospère dans son commerce, est considéré comme un des premiers bourgeois