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« La nuit était froide, c’était en octobre, et nous débarquâmes à Philadelphie un dimanche matin, vers neuf heures, devant le marché. J’appuie particulièrement sur les circonstances de mon entrée dans le monde, afin que l’on puisse voir combien ce début ressemblait peu à l’avenir et à la figure que j’ai faite depuis. J’avais ma jaquette de travail, j’étais sale à cause de mon long séjour dans le bateau ; mes poches étaient remplies de chemises et de bas, je ne connaissais personne, et je ne savais où loger. Fatigué de marcher, de ramer et de veiller, j’avais grand’faim ; toutes mes finances consistaient en un dollar, plus un shilling en petite monnaie. Je donnai le shilling aux bateliers ; d’abord ils le refusèrent parce que j’avais ramé avec eux, mais j’insistai. Nous sommes souvent plus généreux quand nous avons peu d’argent que quand nous en avons beaucoup. Je suivis la rue qui se trouvait en face de moi, regardant à droite et à gauche, et je rencontrai enfin un petit garçon qui portait du pain. Il m’était souvent arrivé, d’après mes principes pythagoriques, de déjeuner avec du pain sec. J’arrêtai le petit garçon, et je lui demandai où il avait acheté ce pain ; il m’indiqua le boulanger ; j’entrai dans la boutique, et, ne connaissant pas les différentes espèces de pain en usage à Philadelphie, j’en demandai pour trois sous : on me donna trois énormes pains dont la taille et la quantité me surprirent. N’ayant pas de place dans mes poches, je m’en allai, un pain sous chaque bras et mangeant le troisième. Marchant ainsi, je passai devant la porte de M. Read, le père de la personne qui devait être un jour ma femme. Mlle Read était debout sur le pas de la porte ; voyant ce petit bonhomme qui mangeait son pain, portant deux autres pains sous le bras, elle se mit à rire ; elle est convenue depuis que j’étais fort ridicule. Je ne m’embarrassais guère de ceux qui me regardaient, et, toujours marchant, je finis par me retrouver à l’endroit même où j’avais débarqué. Je n’avais pas bu pendant tout le cours de mon repas ; je me penchai vers la rivière, et j’achevai ainsi mon déjeuner. Comme je n’avais plus faim, je donnai mes deux autres pains à une femme qui avait fait la traversée avec nous, et qui, entre ses deux enfans, était assise sur le quai.

« Je repris ensuite ma promenade, et je trouvai la rue pleine de gens bien vêtus. C’était dimanche. Je suivis la foule qui se dirigeait vers le meeting-house ou temple des quakers. Là, je m’assis, et voyant que personne ne bougeait, et que tout le monde se taisait, je fis comme les autres, à cette exception près que je m’endormis du