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FRANKLIN.

régime pythagorique que Franklin pratiqua dans toute sa pureté jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Son frère s’était établi comme imprimeur. Benjamin, devenu l’apprenti de ce dernier, excita sa jalousie par une supériorité d’intelligence et même de savoir que l’on pardonne malaisément à un inférieur et à un frère cadet. Les frères se séparèrent, et Benjamin se trouva seul dans le monde, sans patrimoine, sans protecteur, sans appui, sans avenir. Leurs grands parens reposaient dans le cimetière de Boston, et tous les autres frères et sœurs gagnaient leur vie avec assez de peine. Ce fut une première leçon pour Benjamin, qui observait tout, que cette rupture. Il vit que l’on ne gagne rien à blesser ses égaux, ni à éveiller la jalousie de ses supérieurs. Désormais il se fit modeste, et commença ce grand culte de l’apparence, qui le servit admirablement pendant toute sa vie. Les règles qu’il s’imposa à cet égard sont remarquables. Ne jamais dire : « je suis certain, je veux ; » donner toujours à autrui l’initiative apparente des projets et des idées que l’on veut faire réussir ; s’effacer volontairement pour obtenir l’efficacité et le résultat ; prendre mille précautions pour ne pas offenser l’amour-propre des rivaux, et leur laisser l’ombre du pouvoir, afin de saisir la proie réelle : ce sont là des maximes dont son enfance prudente a déjà fait la conquête, et dont il ne s’est jamais départi.

Il avait d’ailleurs une confiance entière dans son activité, sa sobriété, sa patience et sa persévérance ; il avait raison. Ce n’était point, comme Jean-Jacques, un enfant passionné, sensible, irritable, prêt à tous les vices et à toutes les vertus, naturellement artiste, éloquent, doué de ces organisations violentes et exquises qui triomphent dans la poésie et l’éloquence. C’était un petit homme très fin, très froid, très doux, très courageux et très spirituel, qui affrontait gaiement la vie, l’isolement et la pauvreté. Comparez la nuit passée par le jeune Jean-Jacques au pied de la madone des environs de Turin, à la belle étoile, avec l’arrivée du jeune Franklin à Philadelphie. L’un et l’autre sont orphelins, l’un et l’autre pauvres, sans fortune et sans espoir. Tous deux deviendront des hommes remarquables. Mais chez Jean-Jacques, quel bouillonnement et quel orage ! quelles impressions vives reçues du soleil, de l’air, du vent qui souffle, du voyageur qui passe, de la musique lointaine et du feuillage qui frémit ! Le poète est là. Chez Franklin, c’est le diplomate.

Il n’a pas le sou dans sa poche, et ne connaît pas un seul habitant de la ville puritaine. Voyez son entrée.