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souvent ils se retirent plutôt que de se soumettre à un procès qui exigerait des écritures. Tout en convenant que l’administration militaire a été la source de grands abus dans le gouvernement du Caucase, je ne pouvais qu’approuver les craintes du général Andrep. Les employés de la Russie sont si corrompus et si intéressés, que multiplier leur nombre c’est augmenter le désordre. Les montagnards n’auront aucune justice à attendre des tribunaux auxquels ils seront soumis. Un juge répondait à Jean-le-Terrible, qui l’accusait de se laisser corrompre : Sire, j’ajoute plus de foi à un riche qu’à un pauvre. Dans l’état actuel de la Russie, nul n’oserait faire cette réponse, et pourtant il y a peu d’employés qui n’agissent d’après ce principe. Habitués au régime du sabre, à un système de lois aussi simple en principe que dans l’application (car il ne consiste, pour ainsi dire, qu’en une appréciation en argent du dommage causé), les habitans du Caucase auront à se soumettre à des enquêtes minutieuses, à des procédures sans fin, les employés civils les retiendront en prison pour instruire leurs affaires, prendront de l’argent de tous, et ne feront grace à aucun.

Cette nouvelle administration, en soulevant des haines qui ne sont qu’assoupies, doit nuire à la tranquillité du pays. Les Géorgiens et les Arméniens, peuples aussi paisibles qu’indolens, ont vu avec effroi l’introduction du système civil de la Russie. Ils craignent avec raison que la pensée du gouvernement ne soit de les astreindre au service militaire, dont ils sont dispensés jusqu’à présent. Je n’ai pas besoin d’ajouter que toutes les autorités militaires voient avec regret un nouveau pouvoir s’élever à côté d’elles. Sans oser attaquer ouvertement un changement approuvé par l’empereur, elles combattront par des menées sourdes les employés civils, et le conflit fréquent qui s’élèvera entre les deux pouvoirs, en augmentant les abus, excitera des désordres funestes à la puissance de la Russie. Tout Russe de bonne foi reconnaît que l’administration de la justice donne lieu à des abus crians. Avant de faire adopter son système de juridiction par les peuples chrétiens ou musulmans du Caucase, la Russie devrait donc s’efforcer de détruire ces abus par tous les moyens possibles. Lorsque l’interprétation des lois ne dépendra plus de l’avidité d’un employé, il sera temps pour elle d’imposer sa législation aux provinces du Caucase ; mais, avant que cette réforme soit accomplie, leurs lois auront toujours sur celles de la Russie l’avantage de la justice et de la simplicité.

En quittant Zakataly, je suivis la chaîne du Caucase, et, traversant