Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/677

Cette page a été validée par deux contributeurs.
673
FRANKLIN.

dignes et humbles fils de cette vieille race opposante, alla donc à Boston, s’établir comme fabricant de savon et de chandelles. Il eut dix-sept enfans ; le quinzième de ces enfans naquit en 1706, fit beaucoup de bruit dans le monde, et fut Benjamin Franklin.

C’est dans ce milieu d’austérités, de labeur, de vigilance, de persistance, de pauvreté, d’économie, de probité douloureuse, d’industrie souffreteuse, de martyre qui tombe goutte à goutte, d’opposition héréditaire, de critique populaire et de patience indomptable, que s’est élevé, au XVIIIe siècle, entre les années 1706 et 1790, cet homme singulier que le XVIIIe siècle a choisi pour l’un de ses symboles, et qui doit passer pour le représentant le plus exact et le plus complet de son jeune pays.

Franklin, dont le XVIIIe siècle enivré a fait un dieu, ne possède aucune qualité puissante et éclatante. Il a toutes les qualités ingénieuses, patientes, industrielles et pacifiques. Il est le héros de cette société sans héroïsme. Il coïncide plus complètement et plus profondément que Washington avec les goûts et les penchans de sa nation à peine éclose.

L’épée que Washington est forcé de tenir est à elle seule, et comme symbole guerrier, contraire au génie de l’Amérique, pays de paix. Franklin, c’est la paix elle-même. Froid, sans passions, faisant de la vertu un art, de la probité un commerce, de l’amour des hommes un calcul, combinant sans errer jamais la dose d’habileté conciliable avec l’honnêteté, observateur attentif des autres et de soi-même, de la nature et de la société, respectant avant tout les apparences, il mérite un examen d’autant plus curieux, que, devenu idole, il avait, long-temps avant sa mort, subi la transformation symbolique qui détruit toute netteté dans l’admiration du vulgaire. Je ne prétends ni rabaisser sa vertu, ni obscurcir sa renommée. Sa correspondance particulière et long-temps inédite vient d’être publiée à Boston ; je l’étudie. C’est le droit de l’histoire. Qu’une époque peu favorable à toutes les idolâtries n’oppose pas à la sincérité des jugemens l’idolâtrie du lieu-commun !

Il ne me semble point qu’on l’ait bien jugé. Sa réputation de philosophie naïve et de bonhomie gracieuse me paraît devoir faire place à une renommée plus haute ; c’était le meilleur diplomate de son temps. En général, rien de plus amusant que la comédie des réputations, la façon dont elles s’arrangent, les dupes qu’elles attrapent, et les graves auteurs qui se constituent les greffiers de ce procès ridicule. Il faudrait un Molière à cette farce perpétuelle, qui doit