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taire et le hurleur Raynal vont propager à travers le monde, comme des idées hardiment nouvelles, c’est-à-dire la tolérance des opinions religieuses, la liberté de la presse, le jugement par le jury, et l’indépendance individuelle. Locke et Shaftesbury font pénétrer ainsi en 1673 dans les veines de la jeune société d’Amérique la sève qui animait la république de Cromwell, et qui cimentera le trône de Guillaume III ; la sève du vieux sang teutonique, ravivée par la rébellion puritaine, et tout ardente d’une liberté long-temps comprimée.

Telle est la généalogie des insurrections britanniques. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que la trace, vive encore aujourd’hui, de l’œuvre opérée par ces deux hommes, de leur influence sur l’Amérique, n’a pas été reconnue jusqu’ici. On possède les lettres adressées à ce sujet par Shaftesbury à Locke[1] ; la constitution rédigée par ce dernier a été imprimée. Les lois qu’il a données à la Caroline du Sud sont encore en vigueur. On sait que Shaftesbury, emprisonné à la tour, comme conspirateur, demanda à Charles II la permission de se réfugier dans ses propriétés d’Amérique ; mais pas un seul historien n’a tiré les conséquences de ce fait. Le dernier biographe de Locke, lord King[2], n’en parle même pas. L’indépendance américaine, pétrie un siècle avant son éruption, sous la main d’un philosophe rationaliste, et sous l’inspiration d’un chef de l’opposition anglaise, méritait cependant un regard.

Il faut, pour apprécier le fait que je cite, se rappeler la situation occupée par Locke et Shaftesbury ; l’un était le Sieyès, l’autre le Mirabeau de leur temps. Shaftesbury, qui avait connu Cromwell, se portait, en 1673, l’héritier de cet usurpateur, dont il essayait de régulariser et d’organiser pacifiquement la révolte ; Locke, secrétaire de Shaftesbury, et que Charles II devait bientôt chasser comme athée de l’université d’Oxford, tentait d’adoucir et d’épurer, pour les rendre populaires, les théories démocratiques de Milton. C’était des deux côtés le même travail. Locke opérait dans le domaine de la philosophie l’œuvre que Shaftesbury essayait dans le monde politique. Shaftesbury luttait contre Charles II ; Locke, contre l’église anglicane. L’un opposait à la monarchie absolue, si hautement proclamée par Charles II, les obstacles d’une opposition parlementaire, taquine et infatigable ; l’autre opposait aux habitudes belliqueuses d’une théologie inexorable et militante ses systèmes de tolérance fondés sur la

  1. The Life of the first earl of Shaftesbury, by B. Martyn, London, 1836 ; tom. II, pag. 95.
  2. The Life of John Locke, by lord King ; London, 1825.