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en a de Musulmans, d’Hindous ; mais les plus riches et les plus influens sont des Parsees. Ces Parsees sont tout simplement des prêtres chassés de la Perse en leur qualité de disciples de Zoroastre, et venus dans l’Inde où ils continuent d’adorer le feu, et surtout l’argent qu’ils s’entendent très bien à gagner. Imaginez maintenant que sir Henri Roper s’était mis tout ce monde sur les bras.

« Il est bon que vous sachiez que le Times et le Courier de Bombay ont pour propriétaires un grand nombre de ces messieurs. Les deux feuilles prirent la défense de ce qu’elles appellent le commerce, et parlèrent à la justice de la reine, représentée par sir Henri Roper, d’une manière qui fut trouvée peu révérencieuse par le susdit chief-justice. De là citation, procès et séance à quarante degrés de chaleur, mitigés par le jeu de trois éventaux de dix-huit pieds de long, manœuvrés de manière à briser les têtes de la moitié de l’auditoire. Je ne parle pas de moi qui siégeais sur le bench de sa majesté britannique, à droite et imperceptiblement au-dessous de son premier magistrat.

« Enfin, nous voilà assis chaudement et en séance. La salle est pleine de turbans bleus, rouges, verts, dorés, et de figures parfaitement diverses qui appartiennent depuis des siècles à chaque espèce de ces turbans. Rien n’a changé, rien ne s’est altéré depuis la dernière transformation de Visnou, ni les traits du visage, ni les plis, ni la couleur de l’étoffe. Et cependant, ces idolâtres sont des actionnaires de journaux politiques ; ils ont leurs avocats en robe noire pour les défendre dans un procès de presse, car le statut de je ne sais quelle année du règne de je ne sais quel Guillaume ou George autorise les juges à mettre en cause les propriétaires et les imprimeurs en même temps que les éditeurs reconnus. C’est ce que n’a pas manqué de faire sir Henri Roper.

« Je vous ai dit que la puissance judiciaire est indépendante de la compagnie ; il en résulte nécessairement que le gouverneur, ses aides-de-camp et tout ce qui l’environne verraient avec plaisir abaisser cette puissance, la seule qui s’élève dans l’Inde devant la volonté des directeurs. La cour, passez-moi le mot, faisait donc foule avec la banque parsee et autres, et s’intéressait vivement à l’issue du procès. Comme je vis avec cette cour, je vous dirai le raisonnement qu’elle caressait pendant toute cette matinée vraiment intéressante pour un voyageur comme moi. — Ou sir Henri Roper, qui s’est constitué juge et seul juge dans sa propre cause, se livrera à son ressentiment, et condamnera rigoureusement les deux journaux et leurs propriétaires, se disait la petite cour élégante de Bombay ; ou la défense sera si nette et si bien appuyée par des citations de légistes fameux, que sir Henri sera forcé de prononcer un acquittement. Dans le premier cas, des hommes qui ont des millions de roupies et qui en gagnent tous les jours, ne regarderont pas aux frais d’un appel en Angleterre. Là on en fera une question de liberté de la presse dans l’Inde ; les feuilles anglaises seront en feu, et le gouvernement de la reine, qui évite avec soin les difficultés inutiles, rappellera sir Henri. Ce sera toujours un homme d’esprit de moins dans l’Inde, où il n’y en a pas beau-