Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/650

Cette page a été validée par deux contributeurs.
646
REVUE DES DEUX MONDES.

Niebuhr, assesseur du conseil de commerce, secrétaire de la commission des Barbaresques, touchant chaque mois un modique traitement, et se délassant le soir de ses devoirs d’homme de bureau par ses lectures favorites ; Niebuhr est heureux ; Niebuhr remercie les dieux qui lui ont donné ce bien précieux chanté par Horace, cette aurea mediocritas. Pour compléter son bonheur, il se marie, il épouse une douce et aimable jeune fille qu’il avait connue dans le Holstein, et près de laquelle il s’était trouvé enfin moins timide, moins embarrassé qu’auprès des autres femmes.

Peu de temps après, sa position de fortune s’améliora encore : il fut nommé directeur de la banque. Son aptitude à traiter les affaires de finance attira l’attention du gouvernement prussien, et M. de Stein lui fit offrir la place de directeur de la banque de Berlin, avec des appointemens plus considérables que ceux qu’il recevait à Copenhague. Niebuhr hésita long-temps à accepter cette proposition, et peut-être l’amour de son pays l’eût-il emporté sur tous les avantages que lui offrait la Prusse, s’il n’eût été tout à coup vivement froissé en Danemark par une injustice contre laquelle il essaya en vain de protester. Cette circonstance acheva de vaincre son irrésolution. Il quitta Copenhague et partit pour la Prusse. À peine arrivé à Berlin, il apprend la terrible nouvelle de la bataille d’Iéna. Le roi et les ministres s’enfuient, Niebuhr s’enfuit avec eux, d’abord à Stettin, puis à Dantzig, à Kœnigsberg, à Memel, entendant de toutes parts résonner le cri de victoire de l’armée française, et tremblant de la voir envahir jusqu’aux dernières limites de la Prusse.

Enfin l’orage cesse, la paix est conclue, Niebuhr revient à Berlin, et à partir de cette époque, une vie nouvelle commence pour lui. Tour à tour directeur de la banque, envoyé en Hollande pour y négocier un emprunt, puis professeur de l’Université, puis, au renouvellement de la guerre, chargé de négocier des intérêts avec les agens anglais, il passe avec la même facilité d’une question de finance à l’examen d’un système philosophique, et de l’histoire romaine à l’histoire d’Hérodote, aux voyages de Bruce, aux œuvres d’Aristote. Il a le coup d’œil profond et lucide, la mémoire jeune, l’esprit infatigable. Toute cette partie de sa vie est fort animée. C’est le temps où il monte en chaire et proclame sur l’histoire romaine ses nouveaux points de vue qui épouvantent le monde scholastique. C’est le temps où il s’occupe de l’organisation des communes royales de la Prusse, où il donne des leçons au prince royal, le temps enfin où il prend une part active aux travaux de l’Académie des Sciences de Berlin et d’une société philosophique dont Savigny, Spalding et plusieurs autres savans étaient membres ; et tout en consacrant ainsi la plus grande partie de ses heures de travail aux intérêts administratifs et scientifiques de la Prusse, il s’inquiète de ce qui se passe au dehors, du mouvement qui se manifeste çà et là, et ce qu’il écrit dans une de ses lettres, à propos de la Constitution de Norvége, montre quelle était alors sa tendance politique :

« Je suis curieux de voir la constitution norvégienne, ce sera vraisemblablement une œuvre maladroite et tronquée comme la constitution espagnole.