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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

jour où il avait les diables bleus. En vain une voix vraiment amie s’écriera : Mais tout ceci n’est pas digne de lui, ce n’est pas lui que vous représentez dans ces bribes éparses que vous livrez d’une main si légère à la postérité. C’est la partie la plus attaquable de son esprit ; C’est un de ses rêves passagers ou une de ses erreurs. Vous n’avez pas le droit de divulguer ainsi ce qu’il tenait secret, de faire vivre ce qu’il aurait anéanti. Votre zèle à le servir est une trahison, votre respect pour tout ce qu’il a écrit ou essayé d’écrire est une impiété.

N’importe. Il faut que l’homme célèbre subisse cet affligeant honneur, il faut qu’on pénètre dans les plis et replis de sa nature morale et physique, qu’on entre dans l’analyse minutieuse de ses besoins, de ses fantaisies, de ses passions, de ses heures d’exaltation et de ses heures d’affaissement. Il faut qu’on voie dormir le bon Homère. Il y a, je le crois, au fond de ce mouvement inquiet et presque fébrile de curiosité qui nous porte à donner tant de coups de scalpel dans les artères les plus faibles d’une belle et noble organisation, un sentiment que nous repousserions peut-être comme mesquin et égoïste, si nous y réfléchissions. Cet artiste, ce philosophe, cet écrivain, dont nous faisons une étude si minutieuse, était dans l’ensemble de sa situation, dans le groupe de ses œuvres, un être trop grand et trop idéal. En le disséquant, nous faisons disparaître le prestige qui l’entourait, et nous nous vengeons par ses côtés vulgaires de l’admiration qu’il nous imposait par son génie.

Ces réflexions me viennent en lisant la Correspondance de Niebuhr, récemment publiée en Allemagne. Près des deux tiers de cette correspondance ne renferment que des détails sans intérêt, de longues pages qui auraient tout aussi bien pu être écrites par quelque honnête bourgeois du Holstein que par l’illustre historien ; le reste, joint aux récits intercalés çà et là par l’éditeur, est important. En se faisant un autre plan de travail, en laissant dormir dans les cartons des collecteurs d’autographes ces lettres monotones qui n’ont d’autre mérite que d’être signées du nom de Niebuhr, en n’admettant dans son recueil que les fragmens dignes d’être conservés, les pages caractéristiques, en réduisant enfin ces trois gros volumes en un volume de pièces choisies, M. Perthes aurait rendu, nous le croyons, un hommage plus vrai, plus respectable à la mémoire de celui dont il voulait glorifier le nom. Ce qu’il n’a pas fait, nous allons essayer de le faire ; nous tâcherons de retracer la vie de Niebuhr avec quelques-uns de ses récits, avec les lettres qui peignent le mieux son développement intellectuel.

Barthold-George Niebuhr naquit à Copenhague le 27 août 1776. Son père, de retour de ses célèbres voyages en Orient, occupait depuis quelques années dans cette ville l’emploi de capitaine ingénieur. Sa mère était la fille d’un médecin de la Thuringe ; elle avait été élevée en Danemark et parlait facilement le danois. Niebuhr eut ainsi dès son bas âge l’occasion d’apprendre simultanément deux langues ; plus tard, il devait donner une bien plus grande extension à cette faculté philologique. En 1778, le capitaine-ingénieur fut nommé