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toutes les querelles. Elle est là, retranchée dans ses enceintes universitaires, soutenue par un rempart de livres, la plume à la main et l’écritoire à la ceinture. On lui jette une parole, une idée, et la voilà qui se précipite dans la lice, relève le défi, argumente, ergote, se défend avec l’analyse, riposte avec la synthèse ; et, quand on la croit fatiguée de cette longue escrime, elle reparaît tout à coup, cuirassée de citations, comme un plaideur normand qui porte au tribunal ses pièces de procédure.

Les vagues rêves de conquête rhénane que notre presse exprimait l’automne dernier, n’ont pas reparu depuis plusieurs mois dans les colonnes de nos journaux ; mais l’Allemagne en est encore tout en émoi, et continue à discuter cette question comme si nos armées marchaient déjà vers le Rhin. Dans l’état de doute et d’agitation où se trouvaient les esprits, un jeune commis des finances, M. Becker, a eu une heureuse pensée, celle de formuler en petites strophes de quatre vers une négation qui commençait à être si délayée dans les brochures et les pamphlets, qu’à peine en apercevait-on le dernier mot. M. Becker est aujourd’hui le poète le plus populaire de l’Allemagne. Ses petites strophes ont fait pâlir le nom de Théodore Kœrner et du fougueux Arndt. Sa Marseillaise teutonique, qu’un de nos écrivains appelait spirituellement une idylle à la façon de Mme Deshoulières, a été mise en musique par trente compositeurs, réimprimée par tous les typographes, chantée dans tous les Lustgarten. Quand vous passez dans les rues de Cologne, vous rencontrez de bons bourgeois qui tâchent de se donner, en dépit de leur pacifique nature, un air terrible, et s’en vont, une pipe d’une main, un bâton de l’autre, gesticulant et criant à tous les saints de pierre de leurs églises, qui n’en peuvent mais : « Non, ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand ! » Oh ! heureux pays que celui où le patriotisme se manifeste ainsi en vers harmonieux, où la colère elle-même se traduit en images champêtres ! Le roi de Prusse et le roi de Bavière, qui sont personnellement intéressés dans la question, ont voulu récompenser la verve de M. Becker. Le premier lui a envoyé une coupe d’argent que M. de Metternich fera sans doute remplir de vin de Johannisberg ; le second lui a adressé une ode écrite et rimée de sa main, ce qui, je l’avoue, est chose peu agréable à recevoir, et moins encore à lire. Mais tout est heur et malheur dans les destinées des poètes comme dans celles des vulgaires mortels. Enfin, pour que rien ne manquât à la gloire du Rouget de l’Isle rhénois, voici qu’un de ses compatriotes, jaloux de son immense succès et désespérant de rien faire qui puisse le contrebalancer, s’avise un beau matin d’entrer dans la demeure du jeune lauréat, et l’accuse de lui avoir volé sa chanson, cette chanson reproduite sous tant de formes et répétée par tant d’échos.

Tandis que la Marseillaise de M. Becker, honorée, couronnée, enviée, s’en va ainsi, de province en province, tour à tour éveiller ou bercer au doux murmure de ses syllabes cadencées le patriotisme germanique, les écrivains en prose continuent à développer catégoriquement l’idée que le poète se borne à chanter. Je n’entreprendrai pas d’expliquer, ni même d’énumérer, toutes