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PHILOSOPHIE DE M. BUCHEZ.

perfection du monde serait, suivant M. Buchez, un argument contre Dieu, si le monde n’était pas dans un état d’évolution et de développement. À ceux qui reprochent à Dieu de n’avoir pas fait le monde meilleur, M. Buchez répond qu’il le fera. Mieux vaut sans doute un Dieu faible qu’un Dieu méchant ; mais quelque effort que l’on puisse tenter, Dieu paraîtra toujours, dans cette doctrine, un ouvrier impuissant ou malhabile. M. Buchez se fait de la providence une opinion qui a été exposée, réfutée, dépassée il y a bien long-temps ; et si sa théodicée est un progrès, c’est assurément un progrès en ligne circulaire.

Voilà donc au fond ce que c’est que cette philosophie du point de vue du catholicisme et du progrès. Il ne s’agit de rien moins que de détruire à jamais les traces qu’ont laissées dans le monde la philosophie grecque et romaine, et le travail des derniers siècles. C’est en vain qu’aux plus mauvais jours du moyen-âge l’église catholique, tout en proscrivant les allures indépendantes de la science, tolère et adopte pour ainsi dire une certaine philosophie soumise et orthodoxe ; la philosophie de M. Buchez, qui est le complément du catholicisme, traite de philosophie païenne la doctrine de l’ange de l’école lui-même, et enveloppe dans une même proscription athées, protestans, catholiques, parce qu’ils admettent la raison et le droit naturel. La raison et le droit naturel sont le bagage des matérialistes, que les autres écoles leur empruntent par faiblesse, C’est le malheur et la condamnation des anciens philosophes d’admettre la raison et le droit naturel ; les anéantir, c’est la gloire de M. Buchez ; sur ce seul point reposent toute sa polémique et toute sa doctrine. Toutes nos idées viennent des sens, même l’idée d’infini ; s’il reste quelque idée que les sens ne puissent nous fournir, l’éducation fondée sur la révélation nous les donne. Notre nourrice met aussi aisément des idées dans notre intelligence que des mots dans notre mémoire. Fides ex auditu. M. Buchez fait à la raison une guerre d’extermination ; il ne s’agit pas pour lui de la dompter, mais de la détruire. Ce qui conserve après cela le nom de raison, ce sera l’intelligence appliquée aux idées sensibles ; la raison à la manière de Hobbes, de Gassendi, de Locke ; encore, si les sensualistes ôtent à la raison le pouvoir de penser sans le secours des sens, ils lui laissent un droit de souveraineté et de contrôle que M. Buchez lui retire. La révélation est pour lui l’unique juge ; et non pas toute révélation, mais la morale révélée. C’est une honnête pensée sans doute, dans les angoisses de la science auxquelles nul ne peut échapper, de mettre au moins à l’abri du