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PHILOSOPHIE DE M. BUCHEZ.

la perception d’un corps extérieur est accompagnée d’une modification de cette espèce ; mais, si M. Buchez a par devers lui quelques raisons qui le portent à étendre ce fait jusqu’aux idées que nous avons d’un pur esprit, quelque terrible argument qu’il en puisse résulter en faveur du matérialisme, il est bien à souhaiter qu’il les fasse connaître. Les pauvres métaphysiciens qui prennent tant de souci depuis deux mille ans pour expliquer comment un esprit pense à un corps, seront bien plus embarrassés quand il leur faudra comprendre comment un esprit a besoin d’un corps pour penser à un autre esprit. C’est pourtant l’opinion de M. Buchez. Dans ce système, il faut se demander quelle est la partie d’une idée qui appelle et suscite l’autre partie, si c’est la partie spirituelle ou la partie corporelle. Il semblerait que, quand il s’agit d’un corps, la partie corporelle de l’idée, c’est-à-dire l’impression cérébrale, doit précéder l’action de l’esprit, et que, pour avoir l’idée d’un esprit au contraire, ou d’une notion incorporelle, comme serait l’idée de loi ou l’idée d’infini, c’est la partie spirituelle qui doit être l’occasion déterminante de l’autre. Cependant M. Buchez n’est pas explicite à ce sujet, et il y a même quelques raisons de croire que l’impression cérébrale précède toujours, et qu’elle est elle-même précédée de quelques autres impressions organiques ; car, par exemple, comment acquerrons-nous, suivant M. Buchez, la notion d’infini ? Nous faisons, dit-il, une action, puis nous la répétons, puis nous pensons qu’on peut la répéter toujours ; et nous concluons de là l’idée de l’infini. C’est à merveille, et personne ne contestera qu’une fois que nous aurons l’idée de toujours, l’idée d’infini ne soit bien près ; mais, afin de ne pas disputer pour si peu, voilà donc la succession de quelques actions qui produit en nous l’idée d’infini ? Il serait superflu d’insister pour montrer que c’est là du sensualisme tout pur. M. Buchez n’avouera peut-être pas cette dernière conséquence ; pour lui emprunter les formes polies de son langage, nous le prions de vouloir bien étudier Hobbes et Locke, et il nous comprendra.

En quoi consiste le sensualisme ? Le sensualisme ne consiste pas à nier l’idée d’infini, l’idée de droit, l’idée de devoir, mais à dénaturer ces idées, afin de faire voir qu’elles peuvent nous venir de l’expérience. Locke n’a jamais contesté que l’idée d’infini ne se trouve dans l’esprit humain ; il prétend seulement que cette idée est formée par nous-mêmes, et grace à des phénomènes perçus en nombre indéfini. Il ne lui est jamais venu en pensée de nier la notion de loi, mais il soutient que nous percevons d’abord une succession régulière de