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LES PROVINCES DU CAUCASE.

à quatre pieds. Je trouvais à chaque pas des troncs immenses, qu’on laisse pourrir en terre sans chercher à les utiliser.

J’avais parcouru une centaine de verstes, et, malgré la fatigue que l’on éprouve dans des chariots nullement suspendus et sur une route inégale, je demandai des chevaux pour me rendre à Tiflis. Malheureusement l’écrivain du relais venait d’apprendre que le général Golavine passerait dans quinze jours ; il refusa de nous donner des chevaux, prétendant qu’il devait les laisser reposer jusqu’à l’arrivée du général. En vain je fis observer que quinze jours n’étaient pas nécessaires ; je ne pus rien obtenir, bien que j’eusse pris à Goumri un padarogna (feuille de route) pour six chevaux. Un padarogna coûte trois centimes environ par verste et par cheval ; ce droit est payé à la couronne, qui alloue aux maîtres de poste, par attelage de trois chevaux, une somme de 100 à 400 francs. Les officiers voyageant pour affaires de service sont dispensés de ce droit, qui pèse sur tous les étrangers et sur les Russes qui ne sont pas employés par le gouvernement. Il faut toujours se munir d’un padarogna, si l’on veut obtenir des chevaux de poste en Russie ; mais cette précaution ne suffit pas pour éviter les difficultés sans nombre que les écrivains suscitent aux étrangers et à tous ceux qu’ils croient pouvoir contraindre à leur payer la liberté de poursuivre leur route[1].

Je parvins à me procurer des chevaux de paysan, et me mis en route par le chemin le plus pittoresque de toute la Géorgie. Nous étions au milieu d’une forêt de hêtres, de chênes et de charmes. À nos pieds, un torrent roulait avec bruit au milieu d’immenses rochers qui interceptaient son cours ; des arbres, minés par les eaux, étaient tombés en travers et formaient des ponts naturels ; au-dessus de nos têtes s’élevaient de hautes montagnes toutes couvertes de bois. La route que nous suivions était parfois rétrécie par le lit du torrent ; parfois nous traversions ses eaux ou celles qui, descendant de la montagne, venaient s’y réunir. Malgré la lenteur de nos chevaux, la distance me parut courte. La lune projetait ses clartés sur le paysage qui nous environnait. Arrivé à Karavansérail, mauvais village

  1. Des écrivains, employés du gouvernement, sont établis dans toutes les postes pour veiller à ce que les chevaux ne soient donnés qu’aux porteurs de padarognas. Les officiers ou les agens en mission reçoivent, avant de partir, un padarogna ; ceux qui obtiennent des padarognas de courrier passent avant tous les autres, car il doit y avoir dans chaque relais un attelage réservé pour les courriers, et dont eux seuls peuvent disposer. Si un courrier arrivant dans un relais y était retenu, l’écrivain serait destitué ou puni, et le maître de postes passible d’une forte amende.