Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/580

Cette page a été validée par deux contributeurs.
576
REVUE DES DEUX MONDES.

Ayant atteint ce sommet des deux palmiers, cette couronne subsistante de Bertaut, je ne saurais qu’affaiblir en continuant. Je crois n’avoir rien omis de lui qui puisse donner du regret. Il n’y aurait pas après le naufrage des temps, de quoi former de ses débris un volume, si mince qu’il fût ; c’est assez du moins qu’on y trouve de quoi orner un éloge et rattacher avec honneur son nom dans la mémoire des hommes. À cette fin, deux ou trois clous d’or suffisent. J’ai quelquefois admiré, et peut-être en me l’exagérant, la différence de destin entre les critiques et les poètes, j’entends ceux qui ont été vraiment poètes et rien que cela. Des critiques, me disais-je, on ne se rappelle guère après leur mort que les fautes ; elles se rattachent plus fixement à leur nom, tandis que la partie vraie, c’est-à-dire qui a triomphé, se perd dans son succès même. Qui donc parle aujourd’hui de La Harpe, de Marmontel, que pour les tancer d’abord, pour les prendre en faute, ces hommes qui avaient pourtant un sentiment littéraire si vif, et qui savaient tout ce qu’on exigeait de leur temps ? Ainsi avons-nous fait nous-même en commençant, ainsi à notre tour on nous fera. Des simples poètes, au contraire, quand tout est refroidi, on se rappelle à distance et l’on retient plutôt les beautés.

L’histoire littéraire, quand on l’a prise surtout en vue du goût, en vue de la critique active du moment, est vite renouvelée. Il en est d’elle comme d’un fonds commun, elle appartient à tous et n’est à personne ; ou du moins les héritiers s’y pressent. Le procès à peine vidé recommence. Aussi, les jours de printemps et de rêve, on paierait plus cher un buisson, un coin de poésie, une stance à la Bertaut, où l’on se croirait roi (roi d’Yvetot), que ces étendues littéraires contestées, d’où le dernier venu vous chasse.


Sainte-Beuve.