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paru s’y tromper pendant plusieurs siècles, et les éloges qu’elle a donnés à ceux qui l’avaient asservie ont assez témoigné de son erreur. Mais un vague instinct s’était conservé au milieu de cette société arrêtée dans son développement naturel. De tous les souvenirs de leur histoire, les Espagnols n’ont jamais aimé véritablement que ceux de l’époque des rois catholiques. Les moindres détails de ces temps favoris sont restés populaires et toujours vivans parmi eux tandis que des faits plus récens s’effaçaient aisément de la mémoire publique, comme s’il y avait eu le sentiment que ce siècle était vraiment le seul où l’Espagne eût été elle-même, et que tout ce qui avait suivi ne procédait pas directement de l’impulsion nationale. Ximenès lui-même n’a été tant vénéré que pour avoir vécu sous un règne dont il avait méconnu les promesses.

On a souvent comparé le cardinal Ximenès au cardinal Richelieu. Il y a, en effet, entre ces deux hommes des signes généraux de ressemblance qui frappent au premier coup d’œil. Tous deux sont arrivés par l’église à la puissance politique, tous deux ont gouverné despotiquement un grand état. Portés au pouvoir dans des circonstances analogues, ils se sont proposé un but identique, la fondation de l’autorité royale. Mais si les ressemblances sont frappantes entre eux, les différences sont encore plus profondes, et la comparaison est tout en faveur du Français sur l’Espagnol. Richelieu est prêtre, Ximenès est moine. L’un a dans l’esprit toute la grandeur du génie son ordre. Ximenès s’enferme dans ses idées comme dans une cellule ; Richelieu voit plus loin et embrasse de plus haut. L’un est un sectaire, l’autre un homme d’état. Ximenès poursuit sans relâche les nouveaux chrétiens, Richelieu fait alliance avec les protestans d’Allemagne. Tous deux cultivent les lettres ; mais le premier ne cherche guère dans les travaux d’esprit que l’étude et la reproduction des livres saints : le second s’applique à créer le théâtre, la langue, la littérature entière de la France.

C’est surtout par la différence des résultats que l’on peut juger ces deux célèbres ministres. Richelieu a pris son pays dans un moment de faiblesse et d’anarchie pour l’élever à un haut point de puissance et d’organisation ; Ximenès a reçu l’Espagne prospère et triomphante, et il a préparé sa longue décadence. Après Ximenès, Philippe II ; après Richelieu, Louis XIV. Si Richelieu a été souvent trop loin dans sa longue lutte contre l’aristocratie féodale, il a du moins préparé la grande unité française, ce qui peut faire pardonner bien des violences. Rien de pareil n’excuse Ximenès ; il n’a