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LE CARDINAL XIMENÈS.

l’histoire. Sans lui, la crise qui marqua la fin du XVe siècle aurait pu suivre un autre cours. Quand on revient par la pensée à ces temps si intéressans et si décisifs, on se prend à rêver pour l’Espagne une autre direction et d’autres aventures ; Si la victoire de Ximenès n’avait pas été aussi complète, si l’esprit de tolérance, de liberté, de nationalité, qui lutta contre lui, s’était fait un peu plus de jour, tout était changé. La noblesse et les communes auraient pu conserver les allures hardies qui avaient fait si long-temps la gloire du pays, sans que la royauté, devenue centrale, eût dû cesser de rallier toutes les forces éparses, et le clergé catholique, s’unissant aux nouvelles destinées comme il s’était uni aux efforts passés, aurait pu continuer à pénétrer cet ensemble de son génie enthousiaste et spiritualiste, sans qu’il fût nécessaire d’étouffer tout esprit d’indépendance religieuse. Que de combinaisons eussent été possibles, qui, tout en portant l’ordre dans le sein de cette société singulière, lui auraient conservé tous ses élémens !

Qu’est-il arrivé, au contraire ? Que l’ardent esprit de liberté, qui était inhérent au génie espagnol du moyen-âge, violemment exclu de la direction générale du gouvernement, s’est réfugié dans les détails, et y a porté le désordre. Quoi qu’on fasse, on ne peut étouffer chez un peuple tout sentiment de lui-même, et quand il ne peut satisfaire légitimement les nobles besoins de sa nature, il cherche à leur donner cours par d’autres voies, au risque de faire un nouveau principe de mort de ce qui aurait dû être un germe de vie. La véritable constitution des états est celle qui porte la liberté au centre du grand tout, et qui assure ensuite l’obéissance de toutes les parties. C’est l’inverse qui a eu lieu en Espagne. Plus l’autorité royale s’est faite oppressive, plus l’indépendance locale et individuelle a réagi, et une immense confusion s’est établie sous les apparences de l’ordre le plus absolu. Ximenès et ses successeurs, uniquement occupés du faîte, ont négligé les bases de leur organisation politique ; à l’excès de leur autorité sans contrepoids, ils ont laissé les mœurs opposer un autre excès, et ils n’ont fait que superposer l’absolutisme à l’anarchie, deux fléaux au lieu de deux bienfaits.

Il faut qu’il y ait eu bien des ressources dans cette puissante nature de l’Espagne pour qu’elle ait pu résister si long-temps à tant de causes réunies de dissolution. Après avoir repoussé avec énergie la forme sociale dont elle subissait l’étreinte, elle a fini par s’y habituer, par s’y attacher même, si bien qu’on a pu croire que c’était vraiment son génie qui la lui avait librement donnée. Elle-même a