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il fit ce que d’autres et des plus habiles n’auraient pas accompli dans des années. Il était régent, comme il avait été moine, sans relâche et sans ménagement. Obstiné au travail comme auparavant aux austérités, il se délassait des affaires par les affaires, passant à l’œuvre les nuits et les jours. Cette dure vie n’avait rien qui pût l’effrayer, il s’était formé à une école plus rude encore. En voyant dans un vieillard de quatre-vingts ans cette activité prodigieuse, cette intelligence des difficultés, cette application, cette vigilance qui n’était jamais en défaut, toutes ces facultés supérieures, l’Espagne entière fut frappée d’une sorte de superstition et se livra à cet homme extraordinaire qui paraissait soutenu par un appui surnaturel.

On ne saurait trop regretter qu’un homme de cette trempe n’ait pas embrassé la bonne cause. S’il avait employé pour sauver l’Espagne des mains de Charles-Quint la moitié seulement de tout le génie dont il a fait usage pour l’y jeter, tout porte à croire qu’il n’aurait pas moins réussi, et la reconnaissance de l’Espagne aurait pu être égale à son admiration. Mais l’indépendance et la liberté sont sœurs : qui étouffait l’une devait méconnaître l’autre.

À mesure que les yeux s’ouvrirent en Castille sur des conséquences qu’on n’avait pas assez prévues d’abord, le parti de l’indépendance nationale grossit ; il était trop tard, tout effort d’insurrection fut contenu par la vigoureuse administration du cardinal. Son premier soin fut de s’assurer de la personne du prince Ferdinand. Il le fit venir auprès de lui, composa lui-même sa maison pour l’entourer de surveillans dévoués, et ne le quitta pas un seul instant, poussant la précaution jusqu’à l’emmener avec lui dans ses voyages. Le prince réclama plusieurs fois, mais inutilement ; ses partisans voulurent l’enlever, ils échouèrent.

Comme seconde mesure de sûreté, Ximenès établit à Madrid le siége du gouvernement, qui avait été mobile jusqu’alors. On a dit souvent et avec raison que ce choix étrange d’un lieu désert comme Madrid, pour en faire la capitale de l’Espagne, n’avait pas été sans suites fâcheuses pour l’avenir. Partout ailleurs qu’à Madrid, la royauté aurait été en rapport constant avec les forces vivantes du pays ; elle aurait eu à compter avec l’esprit communal, la noblesse, le commerce, les états, la nation enfin. À Madrid, au contraire, elle devait être isolée, séparée de tout, loin des puissans domaines des grands de Castille, hors des cités actives et populeuses, absolue sans doute, mais inféconde. Ximenès ne songea qu’au présent. Il était seigneur spirituel de Madrid, et aucune autorité n’y pouvait riva-