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Isabelle fut frappée de ces paroles et des détails que le roi lui donna. Elle écrivit à Ximenès deux lettres de reproches ; mais celui-ci, lui ayant envoyé le cordelier Ruys, ce confident qui l’accompagnait dans tous ses voyages, la pieuse Isabelle se laissa persuader encore une fois, et sa faiblesse pour Ximenès l’emporta sur l’intérêt évident de sa politique.

L’archevêque lui-même suivit de près son envoyé. Dès qu’il parut en présence de la reine, il voulut se justifier ; Isabelle se hâta de lui dire qu’il n’avait pas besoin de justification, et qu’elle était toujours également contente de ses services. L’accueil de Ferdinand ne fut pas moins affectueux ; ce prince avait pris le parti qui lui était habituel, de subir la volonté de la reine et de dissimuler son opposition. Un conseil fut assemblé ; toutes les propositions de Ximenès sur la conduite à tenir à l’égard des Maures furent adoptées. Au système de mansuétude et de conciliation suivi jusqu’alors succéda un système de persécution et de tyrannie. Ximenès revint lui-même à Grenade, et signifia aux habitans de l’Albayzin qu’ils eussent tous à embrasser la religion chrétienne, s’ils ne voulaient pas être châtiés sans pitié. Ces malheureux se soumirent. La traduction arabe de l’Évangile fut supprimée. Il fut avéré pour tous que le bon archevêque Talavera avait usé envers les infidèles d’une condescendance coupable. Ni ses lumières, ni ses vertus, ni sa haute dignité, ne purent plus tard le mettre à l’abri d’une procédure de l’inquisition, qui fut dirigée par l’inquisiteur Lucero, et qui ne fut abandonnée que sur un ordre formel du pape.

Ainsi s’accomplit cette violation de la foi jurée qui jeta une haine irréconciliable entre les Maures et les chrétiens. Une chaîne de montagnes s’élevait entre Grenade et la mer ; c’est dans ces redoutables Alpuxarras, coupées de pics neigeux et de vallées profondes, que se réfugia pour combattre et mourir la nationalité musulmane. Au lieu de cette fusion pacifique que le temps aurait amenée nécessairement entre les deux races, il n’y eut plus qu’une guerre éternelle et acharnée ; au lieu de cette prospérité qui aurait dû régner à jamais dans ces régions favorisées, dont les habitans avaient coutume de dire que le paradis se trouvait dans cette partie du ciel qui répondait au royaume de Grenade, il n’y eut que ravage, meurtre, dépopulation, incendie. Une première révolte fut étouffée par Ferdinand en personne, mais la lutte fut sanglante et la victoire chèrement achetée ; ce fut alors que périt don Alonso d’Aguilar, frère du grand capitaine Gonzalve de Cordoue, et un des plus parfaits chevaliers de son temps.