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LE CARDINAL XIMENÈS.

d’indépendance, cette ardeur de dévouement, cette inquiétude sublime, toutes ces vertus presque divines des temps héroïques. Le danger d’une pareille fin était imminent au XVe siècle, le courant des croyances y portait directement ; mais il n’était pas tout-à-fait inévitable, et, pour peu que l’entraînement national eût rencontré une autre issue, il aurait pu tourner l’écueil. Au lieu de se modérer en se répandant au dehors, l’Espagne satisfit sur elle-même cette passion de l’excès qui la tourmentait, et elle ne trouva que l’esprit monastique qui lui fournit un aliment suffisant pour l’exaltation romanesque de ses idées.

Il y a beaucoup de bien et beaucoup de mal à dire de l’esprit monastique. Il a été pendant un temps à la tête de l’Europe moderne ; c’est de lui que sont sortis dans l’origine les arts, les sciences, le gouvernement, tout ce qui fait la puissance et l’honneur des nations. Quand cette première et glorieuse période a été passée, il n’a pas cessé de rendre de grands services à la civilisation. De nos jours même, il peut encore être utile, en ouvrant des retraites aux ames blessées, et en doublant par la force de l’association les efforts individuels pour la conservation et la propagation de la foi. Mais là s’arrêtent ses avantages et commencent ses inconvéniens. Tant qu’il ne prétend qu’à être libre, il a droit à tous les respects ; dès qu’il aspire à la domination, il mérite d’être refoulé. Les vertus qu’il prêche sont exceptionnelles et ne doivent servir que comme protestation contre les passions opposées. Qu’il tienne éternellement ouvertes dans la solitude ces sources d’expiation où l’acier des ames peut se retremper à l’écart, rien de mieux ; mais quand il veut imposer au monde la pieuse folie de son abnégation, il ne peut que détruire dans leur principe les ambitions légitimes qui font la vie de l’humanité.

Ximenès ne se contenta pas de prendre le froc ; il exagéra encore les austérités habituelles de la nouvelle vie qu’il avait adoptée ; il se distingua, dit un historien, par toutes ces ingénieuses variétés de mortifications dont la superstition a enrichi l’inévitable catalogue des souffrances humaines. Il couchait sur la terre nue ou sur le pavé, avec une bûche grossière pour oreiller. Il portait un cilice sur la peau, et pour les jeûnes, les veilles, les coups de fouet sur la chair saignante, il égalait, s’il ne les surpassait même, les rudes pratiques du fondateur des ordres mendians. Quand l’année de son noviciat fut finie, il fit profession dans le monastère de Talavera, et changea son prénom d’Alphonse en celui de François, empruntant ainsi jusqu’à son nom au patron de son ordre, comme il avait essayé déjà de le