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les aime l’inflexibilité espagnole. Le clergé et la royauté s’allièrent seuls pour abattre toute résistance, et ils n’y réussirent que trop ; l’élan que l’Espagne avait pris au moyen-âge la soutint encore un siècle après, et lui donna aux yeux du monde un grand air de force et de puissance, mais après cet effort désespéré elle retomba sur elle-même et s’affaissa. Toute source de vie était épuisée en elle ; elle avait perdu sa liberté.

Chez toutes les nations de l’Europe, la même lutte s’est produite, mais presque nulle part elle ne s’est terminée, comme en Espagne, par la défaite absolue de l’un des principes rivaux. En Angleterre les nobles ont vaincu, mais les communes et la royauté sont restées debout, et le clergé, après avoir été abattu, s’est reconstitué dans l’église anglicane. En France, la royauté l’a emporté, mais les communes se sont élevées en même temps qu’elle, et ont fini plus tard par dominer à leur tour. En Allemagne, des combinaisons très diverses ont eu lieu, mais ni l’autorité, ni la liberté, n’ont disparu absolument. Il n’y a peut-être que la Pologne qui ait présenté aussi ce spectacle de la domination exclusive d’une seule idée, et l’on sait ce qu’est devenue la Pologne, malgré la bravoure héroïque et les vertus souvent sublimes de ses nobles enfans. La société humaine veut être complexe comme l’homme lui-même ; dès qu’elle devient trop simple, elle périt.

Quand des impulsions opposées sont ainsi aux prises, il suffit quelquefois, pour décider la victoire au profit de l’une d’elles, qu’elle s’incarne dans une grande et forte individualité qui la résume. Or, un de ces hommes dont le caractère personnel est la représentation de toute une forme sociale, n’a pas manqué en Espagne à la tendance qui a fini par triompher. Cet homme, ce n’est ni un roi, ni un noble, c’est un moine ; c’est François Ximenès de Cisneros, qui de simple cordelier devint archevêque de Tolède, primat, grand chancelier de Castille, inquisiteur-général, cardinal, confesseur de la reine Isabelle, ministre de Ferdinand-le-Catholique et régent d’Espagne pour Charles-Quint, et qui, dans une vie qui a duré près d’un siècle, a été fortement mêlé au mouvement général de son pays, dont il a été tour à tour le produit et le guide.

Aucun personnage historique n’a été peut-être plus que Ximenès la personnification exacte d’une révolution politique ; il y a une identité singulière entre sa nature intime et l’ordre d’idées qui a vaincu en lui ; il a fait l’Espagne à son image. Avant lui, l’Espagne ressemblait à cet archange de Raphaël qui, les ailes étendues, les pieds au