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LE CARDINAL XIMENÈS.

grand, pour suffire à l’ambition nationale ; le reste de la terre admirait avec effroi cette magnifique effervescence d’un seul peuple qui semblait appelé à dominer tous les autres.

Pour régler et conduire tant d’activité, l’Espagne avait deux croyances ; elle était profondément catholique et monarchique.

Le clergé espagnol avait été, dans les premiers siècles, à la tête de la civilisation du pays : c’était à ses évêques que la Péninsule devait sa législation première et ses antiques libertés. Plus tard, quand les chrétiens avaient été obligés de reconquérir leur sol pied à pied, c’était encore le clergé qui avait marché devant eux, la croix à la main. L’union de l’esprit sacerdotal et de l’esprit militaire avait inspiré les trois ordres religieux de Saint-Jacques, de Calatrava et d’Alcantara, ainsi que cet ordre de moines errans particulier à l’Espagne, ces terribles Almogavares qui se vouaient à vivre seuls comme des bêtes fauves, ermites et bandits à la fois, pour donner la chasse aux infidèles. Dans aucune autre partie de l’Europe, la foi religieuse n’avait été mêlée aussi profondément à toutes les habitudes, à toutes les idées, à la vie la plus intime de la nation.

Il en était de même de la royauté : c’était la plus populaire qu’il y eût au monde. Le peuple la connaissait et l’aimait pour l’avoir vue de près ; il avait vécu familièrement avec elle. C’est surtout dans les comédies espagnoles, admirables peintures pour la plupart de cette société si originale, qu’il faut étudier le rôle du roi dans la vieille Espagne. Le roi est justicier principalement ; il fait rendre à chacun ce qui lui appartient. Il n’a autour de lui aucune force matérielle ; il erre le soir par les rues, comme un simple gentilhomme, mettant souvent l’épée à la main pour défendre les faibles et les opprimés. Sa puissance est toute morale, et elle n’en est que plus sacrée ; dès qu’il se nomme, chacun se découvre ; dès qu’il parle, chacun obéit. Au milieu de ces scènes violentes, de ces catastrophes, de ces mœurs si passionnées et si tragiques, il passe comme le représentant du droit sur la terre ; il juge, récompense, punit, et sa mission est acceptée de tous, car il l’a reçue de la nécessité.

Telle était l’Espagne quand elle dut s’occuper de son organisation définitive. Sous ces diverses formes s’agitait dans son sein la lutte éternelle qui fait le fond de toute société humaine, la lutte de l’autorité et de la liberté. Si elle avait su satisfaire à la fois ces deux grands principes en les pondérant l’un par l’autre, tous deux auraient grandi, et la nation avec eux. Malheureusement il n’en fut pas ainsi. Au lieu d’une alliance, ce fut une guerre, une guerre à mort, comme