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REVUE MUSICALE.

rable. Vous le voyez arrondir sa phrase savamment, en élaborer le moindre contour avec un soin minutieux ; c’est le modelé de la statuaire transporté dans l’art de Garcia et de Rubini. Il en résulte bien par instans quelque monotonie, quelque froideur, et toute cette plasticité musicale est loin de vous aller à l’ame comme la note expansive du ténor italien. Cependant il y a des effets qu’on ne saurait méconnaître dans ce style dont le grand chanteur abuse et qu’il met partout, faute de mieux. — Avec la cabaletta, les conditions changent. Il ne s’agit plus ici de polir des sons, mais tout simplement d’avoir dans la voix du pathétique et du naturel, de trouver en soi la corde sublime, la corde qui pleure, comme disent les Italiens de Bellini. Dès-lors toute comparaison avec Rubini devient impossible. Et cependant, on ne saurait le nier, chez Duprez, l’art est plus grand. Comme il compose son jeu ! Comme il s’arrange habilement pour mourir ! Comme il règle son intonation et la mesure sur les convenances dramatiques ! Rubini, lui, ne fait rien de tout cela, il chante comme il peut, à la fortune du moment, au hasard de l’inspiration ; à la reprise de la phrase, lorsqu’il vient de se frapper à mort, si sa voix dimine, ce n’est point calcul de sa part, c’est qu’il sent ainsi ; vous ne voyez plus devant vos yeux le comédien, mais l’homme, l’amant de Lucia, que les sanglots suffoquent et qui donne à son désespoir, à sa mélancolie, aux suprêmes élans de sa tristesse une expression sublime. C’est peut-être la cinquième fois que Duprez chante à Paris cette scène de la Lucia, et jamais, nous l’avouons, il n’avait produit moins d’effet dans la cabaletta. Mais lorsqu’on peut chanter cette musique dans sa langue originelle, dans cette harmonieuse langue italienne qui lui va si bien, pourquoi se donner les airs d’aller adopter une traduction ? Pour ceux qui, comme nous, se trouvaient encore sous le charme des impressions toutes récentes de Rubini, cette transformation du texte avait quelque chose de choquant, de bâtard et de si prodigieusement saugrenu, que l’oreille finissait par ne plus reconnaître les mélodies. Mais la véritable dupe en cette affaire, c’était Duprez. Il fallait voir comme ces périodes longues et diffuses l’embarrassaient dans ses moindres mouvemens, comme sa voix demeurait empétrée à tout instant dans cette glu visqueuse ! Ainsi :

Rispetta al men le ceneri
Da qui moria per te
,

devenait :

Respecte au moins, femme sans foi,
La tombe de l’amant qui sut mourir pour toi.

Plus loin :

Bell’alma inamorata, etc.,

assemblage de mots charmans, pleins d’harmonie et de douceur, se changeait en ceci par exemple :

De mes jours fleur parfumée,
Sur nous la terre est fermée, etc.