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à quelques momens de distance, la partie d’Almaviva et celle de Ravenswood, c’était s’imposer une tâche extravagante. Duprez sait fort bien que son organe n’est plus dans les conditions où il se trouvait autrefois, lorsqu’il chantait à l’Odéon le rôle du comte. La voix de Duprez, en se transformant par la violence et le travail, a dépouillé son premier caractère. Ce qu’elle a gagné en puissance, en largeur, elle l’a perdu en agilité. Quand Duprez chantait jadis le comte Almaviva ou don Ottavio, il ne lui serait pas même venu à la pensée de prétendre aborder l’Arnold, de Guillaume Tell ou l’Edgar de la Lucia. Aujourd’hui que toute sa puissance réside dans la force de l’émission et dans le style, la moindre vocalisation l’embarrasse, le trait le plus simple lui devient inextricable. Les choses ont leurs conséquences. Joindre l’agilité à la puissance, chanter Otello et le comte Almaviva, Arnold, et don Ottavio, c’est tout simplement un prodige qui ne se révèle que chez certaines natures exceptionnelles ; et, quand on a le malheur de ne point s’appeler Rubini, il faut opter. Dans le duo du Barbier, Duprez faisait peine à entendre. On sentait qu’il était au supplice ; il suait sang et eau pour ralentir le mouvement comme à son ordinaire, et Barroilhet le menait un train de poste. Enfin ils sont arrivés au but, l’un essoufflé, rendu, l’autre vaillant et prêt à recommencer. On devine à qui se sont adressés tous les applaudissemens, tous les honneurs ; ç’a été comme dans le trio de la Favorite.

Venaient ensuite les deux derniers actes de la Lucia ou plutôt de Lucie de Lammermoor, car c’est à la traduction que nous avions affaire ; la parodie avait un élément de plus. M. Massol s’avance vêtu de noir, comme il convient à lord Ashton, puis Duprez en Ravenswood éploré, en mélancolique héros qui revient de l’exil et ne se donne pas le temps de secouer la poussière de ses habits. À voir le grand chanteur ainsi perdu dans l’immensité de sa chaussure, on dirait d’abord le petit Poucet dans les bottes de sept lieues : mais écoutez, il chante, et c’est l’ogre. Quels poumons ! quels transports ! quelles furieuses clameurs ! Ajoutez que M. Massol ne perdait pas son temps et faisait de la besogne à sa manière. Jamais nous n’avions assisté à pareils exploits. Ce que nous connaissions de plus fort en ce genre, l’unisson du fameux duo des Puritains, ne serait en comparaison qu’une petite musique douce et flûtée, qu’une ariette exhilarante à chanter dans l’alcôve d’un malade. Il faudrait remonter aux vieilles traditions de l’Opéra pour se faire une idée du terrible assaut que les deux athlètes se sont livré ce soir-là. — Cependant les chœurs s’assemblent et chantent à tue-tête cette magnifique phrase que les cuivres accompagnent avec tant de puissance. Et quand M. Alizard, en soutane noire, leur a bien raconté, d’une voix qui pourrait être plus juste, toutes les infortunes, tous les égaremens de la malheureuse Lucia devenue folle, la jeune fille paraît. Voici encore Mme Dorus, mais cette fois plaintive et gémissante, les cheveux en désordre, le regard fixe, toute pâle, toute blanche comme une ombre, hélas ! l’ombre de la Persiani. Mme Dorus a chanté cette scène avec assez de précision et de netteté. Sans s’élever jamais à des effets bien hauts, elle a su, d’un bout à l’autre, se maintenir dans une attitude honorable. Mme Dorus ne