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REVUE LITTÉRAIRE.

Si l’équilibre des passions est une loi divine et humanitaire, pourquoi les passions ne se sont-elles pas attirées mécaniquement dès l’origine ? L’harmonie ne pouvait s’établir que dans un milieu convenablement disposé ; je l’accorde ; mais je ne puis comprendre pourquoi Dieu, qui, assure-t-on, n’a pu vouloir que le bonheur des hommes, n’a pas créé sur-le-champ le milieu favorable ? Il n’a pas attendu Newton pour ordonner l’attraction sidérale : avait-il besoin de Fourier pour combiner l’attraction passionnée ?

La genèse des phalanstériens essaie de résoudre cette difficulté : « Dans la première période du monde appelée Édénisme, dit M. Considérant, la propriété territoriale individuelle n’existe pas ; les amours ne sont pas enchaînés par des convenances sociales et des préjugés ; la surabondance des richesses naturelles sur les besoins prévient les luttes d’intérêts[1]. » Toutefois l’harmonien n’était pas encore réalisable, parce que les ressources matérielles se trouvaient insuffisantes. La pénurie se fait donc sentir chez les peuples de la première période, et aussitôt « l’égoïsme surgit, la société se dissout….. l’affection de famille survit seule au naufrage de toutes les autres affections : elle devient base étroite et exclusive de la société. Voilà l’inauguration du ménage en couple, et de ce jour l’humanité entre dans l’incohérence par la sauvagerie[2] » Après s’être débattu dans la sauvagerie, le genre humain arrive, par le patriarcat et la barbarie, à la civilisation, état présent des sociétés. C’est pendant ces périodes douloureuses qu’on commence à fausser le jeu des passions, à enchaîner l’essor du désir. Il était nécessaire, dit M. Considérant, que l’humanité passât par une crise pour conquérir des instrumens de force et de puissance ; « l’enfantement des arts, des sciences et de l’industrie s’opère pendant des périodes incohérentes qui ne peuvent produire ni le bonheur ni l’harmonie, puisqu’elles ont pour mission de créer cette industrie et ces sciences qui en sont les moyens et les matériaux[3]. » Maintenant que l’effort des siècles a créé les élémens d’une abondance assez grande pour assouvir le genre humain, il faut passer par une période transitoire appelée garantisme, pour réaliser le mécanisme phalanstérien qui doit concilier la liberté de la pure nature avec les raffinemens de l’extrême civilisation ! Il y a du vrai dans cette théorie. Il est évident que le premier âge, où la passion ne connaissait pas de frein, eût été impuissant à se perpétuer ; que c’est seulement dans des conditions de lutte, et en vertu d’un effet moral, que les intelligences ont commencé à fleurir, qu’on a fait toutes ces merveilleuse découvertes qui ont amélioré le sort de l’homme. Jusqu’ici on peut s’accorder. Mais admirez la conclusion. Il faut aujourd’hui que l’humanité se hâte d’abandonner le régime moral auquel elle doit toutes ses conquêtes, pour rentrer sous celui dont la

  1. Destinée sociale, tom. Ier, pag. 146.
  2. Pag. 152.
  3. Pag. 148.