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métaphysique détermine dans la pratique les plus déplorables aberrations. Toutes celles des phalanstériens découlent de ces six mots qu’ils ont fait graver sur la tombe de leur maître : « Les attractions sont proportionnelles aux destinées. » Le commentaire de cette formule, par M. de Pompery, est la critique la plus maligne qu’on en puisse faire. « Tout être, dit-il[1], homme, plante, animal ou globe, a reçu une somme de forces en rapport avec sa mission dans l’ordre universel. » Ainsi les forces libres et actives de l’ame humaine sont assimilées aux forces esclaves et passives de la nature inanimée ! Hommes, animaux, plantes et corps célestes, étant assujettis à une loi fatale, on a tiré cette conclusion : puisque les astres s’attirent, les hommes doivent également s’attirer ; pourquoi se fatiguer à peser la moralité des actions, réglementer la propriété et le mariage. ? Qu’on mette les hommes en des conditions convenables d’attraction, et l’harmonie s’établira nécessairement sur la terre, de même qu’elle existe déjà dans les cieux. Persuadé que l’attraction est une loi providentielle à laquelle tous les êtres créés doivent obéir mécaniquement, on est arrivé tout naturellement à légitimer les passions humaines dont le libre essor est la condition de l’équilibre universel. Cet aveuglement, tout étrange qu’il est, devient pour les phalanstériens une sorte de justification. Il explique comment des hommes honnêtes, je n’en doute pas, et consciencieux, se vouent à la propagation d’une erreur des plus funestes ; il fait comprendre leur colère naïve au reproche d’immoralité. Leur optimisme est très sincère, je le veux croire, lorsqu’ils affirment qu’une liberté illimitée ne saurait produire le mal. Assurer que l’homme en état d’attraction peut s’égarer ne les choque pas moins que si on avançait que les planètes peuvent sortir de leur voie et courir capricieusement dans l’espace. L’homme harmonien, au contraire, sera beaucoup plus moral qu’auparavant, puisqu’il concourra à l’accomplissement de la volonté divine. « Il faut croire, s’est-on dit, que Dieu fait bien tout ce qu’il fait ; donc que l’homme ou ses passions sont bonnes, puisque les passions sont les forces qui le constituent. » Qu’on ne m’accuse pas de prêter à des adversaires une argumentation déraisonnable ; j’ai cité les propres paroles de M. de Pompery[2].

Ce n’est pas sans embarras qu’on se trouve forcé de rappeler à des hommes graves ce qu’ils savaient fort bien lorsqu’ils avaient seize ans et qu’ils étaient écoliers. Les passions et les instincts que Dieu a donnés à l’homme ne sont par essence ni bons ni mauvais ; ce sont seulement des ressorts au moyen desquels l’homme manifeste sa liberté, use ou abuse, fait le bien ou le mal relativement à la loi qui lui a été enseignée, et aux lumières morales qui sont en lui. Prescrire l’amortissement complet des passions serait une ineptie que jamais aucune religion n’a commise ; renoncer à les diriger dans leurs écarts serait une extravagance non moins choquante et beaucoup plus dangereuse. Il y a pour l’ame comme pour les organes corporels un état sain et un dérè-

  1. Exposition de la science sociale, pag. 29.
  2. Ouvrage déjà cité, pag. 15.