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REVUE LITTÉRAIRE.

de ressorts dans cette étrange association, à laquelle on avait enlevé le mobile ordinaire, l’intérêt personnel, sans le remplacer par un autre principe d’action puisé dans les sentimens religieux.

L’école fondée par Fourier n’a pas encore subi l’épreuve de la réalisation. Elle a vu les naufrages des saint-simoniens et des owenistes, et elle manœuvre pour éviter le double écueil contre lequel viennent échouer ordinairement les novateurs. Elle s’épuise en démonstrations pour établir que la propriété est respectée dans le phalanstère, puisque, suivant le vœu du maître, les bénéfices réalisés en commun sont attribués au capital, au travail et au talent, et que tout propriétaire doit recevoir un dividende proportionné à l’étendue et à la valeur des terres par lui engagées dans l’exploitation. M. Paget va même jusqu’à affirmer que, quoique les terres ainsi concédées dussent être cultivées dans l’intérêt général, le propriétaire en titre ne serait pas privé du plaisir qu’on trouve à faire valoir son domaine, à y exécuter des travaux de toutes sortes et de capricieux changemens ; qu’au contraire, « il jouira à ce sujet d’un essor vingt fois plus libre et plus complet que dans notre état actuel de morcellement où il éprouve toujours de nombreuses contrariétés[1]. » J’ai peine, je l’avoue, à saisir cette explication : j’ai de même cherché vainement à comprendre à quoi servirait le capital mobilisé dans cette association où le salaire serait aboli, où chacun serait rétribué par sa participation aux avantages de la communauté, où nul ne prêterait ses services à autrui qu’autant qu’il s’y trouverait poussé par l’effet de l’attraction passionnée ? Ne pourrait-il pas arriver que le capitaliste peu attrayant ne trouvât pas à se faire servir, tandis que son voisin, sans capital, recevrait les soins empressés des pages et des pagesses[2] ? Il y a là une difficulté que je ne chercherai pas même à éclaircir : la constitution de la propriété ne peut être appréciée que relativement à celle de la famille. Or, quelle sera la loi du mariage dans le nouveau monde rêvé par Fourier ?

Une doctrine qui pose en axiome la légitimité des désirs, qui déclare que les misères humaines n’ont pas d’autre cause que la lutte engagée par les moralistes entre la passion et le devoir, une telle doctrine ne peut guère se concilier avec ce qu’on appelle dans l’école le mariage exclusif. Fourier, plein de cette conviction fiévreuse qui touche à la monomanie, n’était pas homme à s’effaroucher des conséquences. Suivons-le donc dans ces régions fantastiques où il se plaisait à vivre ; renonçons, s’il le faut, à cette réserve de langage qui est pour le civilisé[3] un indice du respect de soi-même,

  1. Introduction à la science sociale, pag. 104.
  2. Tels sont les noms donnés par Fourier aux membres des groupes qui se livreront par goût aux soins domestiques et réaliseront dans la phalange la domesticité indirecte et passionnée.
  3. Les mots civilisés et civilisation, qui s’appliquent au régime actuel des sociétés, sont presque toujours employés en mauvaise part dans les écrits de l’école sociétaire.