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tous les efforts sociaux à l’amélioration du sort matériel des classes souffrantes. Les moyens proposés par le réformateur étaient un grand déploiement d’activité industrielle, un classement judicieux des travailleurs, une répartition plus équitable des profits, et enfin le contrôle d’un pouvoir hiérarchique dans le genre de celui qui fonctionnait avec tant d’énergie pendant les beaux siècles de l’église. Sans m’expliquer présentement sur la valeur pratique de cette combinaison, je ferai remarquer qu’elle n’était pas subversive de la morale religieuse, qu’il n’entra jamais dans la pensée du duc de Saint-Simon de se donner comme un nouveau Messie, et qu’au contraire l’ouvrage qu’il écrivit à son lit de mort, la dernière formule de sa théorie politique, peut être considérée comme une adhésion sincère au dogme fondamental du christianisme. Qu’il soit donc bien entendu que Saint-Simon est toujours hors de cause quand on fait le procès de ceux qui ont usurpé son nom et dénaturé ses principes en essayant de féconder ses idées.

Le grand but généralement avoué par les novateurs est l’émancipation des goûts sensuels, la réhabilitation de la chair, opprimée, disent-ils, par le spiritualisme chrétien. Le christianisme, dont le nom intervient aujourd’hui à tout propos, constitue une grande et mystérieuse science qu’on prend trop rarement la peine d’approfondir. M. Reybaud cède lui-même à un préjugé lorsque, frappé de la conformité des idées de Saint-Simon avec la loi évangélique, et cherchant à se rendre compte de la différence qui peut exister entre les deux doctrines, il ajoute que le christianisme prescrit l’abnégation et la privation, tandis que Saint-Simon conclut à la satisfaction et à la jouissance. Il y aurait en effet lieu à protester contre une loi qui ordonnerait d’une manière absolue la mortification et la souffrance. Le détachement des biens terrestres, la résignation dans les maux, la résistance aux entraînemens de la passion, sont des lieux communs de morale dont les docteurs chrétiens, je l’avoue, ont particulièrement abusé. Mais il ne faut pas chercher le christianisme dans les écrits souvent désavoués des mystiques ou de quelques prêtres ignorans. Il faut l’étudier sévèrement dans les actes des conciles et dans l’histoire, et là on voit que le christianisme, loin de faire une loi de la contrainte douloureuse, a lutté pendant les treize siècles de son existence active pour l’amélioration matérielle du sort des peuples, qu’il a anathématisé plusieurs sectes qui s’imposaient la misère et la privation sous prétexte de pauvreté évangélique ; qu’enfin à aucune époque on n’a exclu de la communion chrétienne ceux qui jouissaient convenablement d’un bien-être honnêtement acquis.

Cette prétendue nécessité d’affranchir la chair et de rendre l’essor aux instincts comprimés, est donc au fond la pensée génératrice des utopies contemporaines. C’est pour que chacun puisse assouvir ses appétits sensuels, et réaliser les jouissances de ses rêves, que les saint-simoniens combinent leur féodalité industrielle. Le principe d’éducation, aussi vieux que le monde, qui tend à féconder les bons instincts et à réformer les instincts réputés mauvais, est une erreur, suivant Fourier ; c’est le vrai péché originel qui a déchaîne sur l’humanité le crime et la misère. Combiner les sociétés de telle façon que